Ecrire, janvier 24 – un sang d’encre

Il s’agit de raconter. La littérature, ce n’est pas seulement ça. Mais, cette fois, il s’agit de raconter. Ça fera un livre, et sans doute de la littérature. Il s’agit de raconter ce qui est aujourd’hui pour moi indicible. Transposer des émotions et des sentiments. Pour ça en faire une pâte, une matière, une glaise.

C’est quoi, d’abord, cette émotion ? Ce qui se traverse dans la dépression et la perte de contrôle, ce qui se traverse dans la maltraitance, ce qui se traverse lorsqu’on est broyé par des décisions auxquelles on ne peut rien opposer. Ce qui se traverse dans la violence professionnelle.

C’est du vécu. Un vécu insensé, absurde. C’est de la matière à littérature. C’est du discours qui se confronte à une réalité qui, elle, échappe.

Il ne s’agit pas de raconter des faits : ce serait du journalisme. Et je ne les comprends pas. Trop de silences, trop de non-dits. Trop d’incompréhensions. Ils forment une boule dure de métastases condensées, une boule de vide dure, froide, sans vie, qui comprime et mon cœur et mon cerveau, qui m’empêche de respirer. C’est un point nodal, un trou noir qui aspire tout. C’est ce qui ne se réparera pas.

Ce que j’écris c’est ce qui se passe lorsque l’histoire n’est plus racontée, ce qui se passe dans ce vide au tranchant de diamant. C’est un silence comme une asphyxie. C’est avec chaque personne qui a choisi le silence un peu moins d’air à respirer. Le silence, la négation la plus absolue de ce qui pourrait se raconter. Pour moi, une torture. Seule option : mettre des mots, écrire. Me sauver.

Ce qui fait littérature : comment on raconte les histoires, ce que ça a d’artificiel lorsqu’on plaque des schémas, des méthodes, des objectifs aux histoires qu’on raconte, ce que ça a d’artificiel lorsqu’on cherche à tout prix une raison là où, en dernier recours, et faute de mieux, c’est l’irrationnel qui l’emporte, ce qui lie une histoire à un lieu. Peut-être un élément que m’a fait découvrir un peu plus la dépression : ce rapport au lieu. Le lieu n’est rien d’autre que la somme des histoires qui s’y déroulent, s’y sont déroulées, s’y dérouleront. Je le sais depuis longtemps, c’était le fondement de l’exposition 17 lieux, en 2011. Un fondement ancien. De toutes les histoires qu’on a vécu à un endroit, lesquelles s’effacent, lesquelles perdurent ? Cette question du lieu s’inscrit profond avec la dépression, et je sais ce symptôme partagé par d’autres : l’impossibilité à traverser la ville qu’on rattache aux éléments déclencheurs.

La crise d’angoisse terrible la première fois que j’ai revu, de loin, le lieu de travail (préciser la notion de crise d’angoisse : impossibilité à respirer, tachycardie, larmes, douleur psychique, plus d’une heure). Cette émotion irrationnelle, c’est une matière, c’est une part de la glaise à façonner pour faire littérature : l’histoire qui se rattache à un lieu et qui provoque cette émotion qui déborde tout. Qu’est-ce qu’on se raconte ou ne se raconte pas pour en arriver à ça ? Ca devient langage comment une crise d’angoisse, lorsque le langage manque, précisément, au moment où elle survient ? Qu’est-ce que c’est le langage dans ces moments où la tête se fend contre des murs de silence ?

Le livre qui s’écrit : émotions, sentiments, lieux, violence. Douleur.

Il y a de la souffrance. Partager sa souffrance. Elle n’en sera pas moins lourde à porter. Ce serait espérer beaucoup. Ce n’est pas l’objet de l’écriture.

Il ne s’agit pas d’être compris. De tout cela, beaucoup n’aura pas été compris, et beaucoup est incompréhensible, sans doute. Il ne s’agit même pas de parler de moi. Il ne s’agit surtout pas de parler de qui que ce soit. Il s’agit de prendre la matière, saisir le bloc de marbre froid, et faire oublier le marbre. Ne restera que la glace, le diamant, le tranchant qui ouvre les veines, et le sang qui aurait pu couler, un sang d’encre.

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