Journal – novembre 2023

1er novembre
Petit à petit travailler à un recueil de poèmes naïfs, je veux dire par là accessibles comme le sont Prévert où parfois Queneau. Vocabulaire simple, rythme évident, rien de savant, ni dans les thèmes ni dans le vocabulaire. L’enfance, la nature, l’amour, avec une pointe de noirceur pour le contraste. Une apparente facilité, de la fluidité, comme une évidence. Pas une révolution poétique, juste une respiration dans la prose qui m’épuise.

2 novembre

Jour de tempête. Ciaran. C’est son nom. Un vent à briser des grues, des arbres. Des rafales à arracher les toits. La tempête. La nature qui rappelle aux hommes et aux femmes leur place. Quelques pages magnifiques de la littérature. On a envie de se lever face au vent et de hurler des vers, qu’il refoulerait, furieux, dans notre gorge. Figure imposée du poète romantique. Révolte perdue : la tempête avance sans but ni raison et broie sur son passage ce qui n’était pas assez solide pour faire face. Et chacun a ses limites qu’elle finira par trouver.

3 novembre

Retrouver dans ma bibliothèque le 53 jours de Georges Perec que j’avais même oublié avoir. Le volume date d’une époque où je datait mes livres. 1994. Oublié comment et pourquoi je m’y étais intéressé alors. Je sais pourquoi il m’est important de l’avoir à portée de main aujourd’hui. Mais il est là, à travers les décennies, comme le marqueur d’une permanence dans mes intérêt. La bibliothèque comme prolongement de soi. Mais beaucoup de livres qui ne disent rien de tel, aussi.

4 novembre

Prenez n’importe qui. Non, pas n’importe qui. Quelqu’un avec des valeurs, des principes, une réflexion même sur les inégalités, les jeux de pouvoir, l’emprise. Quelqu’un de bien. Quelqu’un de très bien. Donnez lui une mission. Pas n’importe laquelle : une mission qui lui permette à grande échelle d’appliquer ses principes, de lutter contre les inégalités en rebattant les jeux de pouvoir. Un beau projet, un grand projet. La question est de savoir en combien de temps cette personne bafouera ses principes parce qu’elle considérera que sa mission est plus importante que sa bonne conscience. Combien de temps pour « la fin justifie les moyens » ? Et quels mécanismes de défense pour s’arranger avec ses contradictions et leurs conséquences – de « je n’avais pas le choix », à « je ne savais pas » en passant par « ce n’est pas de ma faute » jusqu’à « je ne vois pas le problème » ou « j’étais obligé d’appliquer les règles ». Quels romans pour raconter ça ?

5 novembre

S’adresser au journal comme à un confident. Un truc d’adolescent. « Cher journal, hier, Sylvie m’a regardé lorsque j’ai traversé la cour pour aller en sport. Crois-tu qu’elle s’intéresse à moi ? Je ne peux pas y croire… » Outil auto réflexif sous forme de dialogue fictionnel, le journal n’est-il pas toujours un peu ça ? Une fiction de dialogue avec soi-même qui permet de fixer les vapeurs autrement insaisissables du monologue intérieur ?

6 novembre

Le premier texte que j’ai écrit était un poème. J’avais 7 ans, peut-être juste 8. Et j’ai gardé une certaine fidélité à cet essai, je crois. Son rythme, sa construction. Depuis quelques mois, les poèmes reviennent. Comme s’ils ne m’avaient jamais quitté, de façon parfois quotidienne. Les textes ne sont pas si nombreux, mais ils commencent à se répondre, parce que l’idée d’un recueil, d’un ensemble en tout cas, ne me semble pas absurde. Cela se fait malgré moi mais semble s’imposer. Sauf si le flux se tarit comme il est revenu.

7 novembre

Le poids des jours est parfois si lourd à porter qu’il y a à peine la place pour quelques lignes. Le roman n’avance pas. Et je n’ouvre aucun livre. Il faut traîner ses fardeaux, comme tout un chacun.

8 novembre

Le doute. Le poison du doute. Les petits poèmes ne me suffisent pas : il me manque la force de concentration nécessaire a l’écriture au long cours.

9 novembre
« Tu devrais en faire un livre » : tous les écrivains ont entendu ça. Des centaines, des milliers de fois. En faire un livre, peut-être. Mais de la littérature ? Le drame qui t’arrive, comme il illustre une vérité universelle sur les rapports humains, la petitesse de nos réactions, oui, c’est aussi invraisemblable qu’intéressant, sûrement, à partager. Mais de la littérature ? Comment ça se raconte ? Comment ça fait langue ? Comment ça agrège les mots ? Il y a la matière brute. Pas de doute. Mais c’est un bloc de marbre, une motte de glaise, un tronc de bois. Comment veux-tu que je tire quelque chose de ça ?

10 novembre
Presque une semaine sans lecture possible. L’esprit totalement concentré ailleurs. Les scories du réel. Des livres attendent, à demi lus. Au programme : retrouver de la sérénité et dégager du temps d’attention. Bref, lire, à nouveau. Vivre, quoi.

11 novembre
Lu 10 pages. Parcouru, au moins : m’apercevoir avoir lu des pages entières en pensant à autre chose. Pas que le livre soit mauvais. C’est au contraire plutôt une bonne surprise. Mais. Nécessité d’éloigner ce qui fait barrage, ce qui empêche, ce qui nuit. Je parlerai un jour de l’épreuve traversée. Il est trop tôt. La traversée est en cours. Il y a à dire. De quoi nourrir des livres. Mais retenir le flux, laisser décanter, s’apaiser, se transformer à tel point qu’on n’y reconnaisse rien. Faire de l’énergie qui s’accumule et me broie la force qui produit autre chose. Espérer au moins que l’apaisement soit possible et permette de revenir à l’écriture. Qu’au moins on ne m’ait pas volé ça. – Le journal dit des choses intimes puisque je sens venir la nécessité que ces choses intimes soient le carburant d’écritures à venir. Le carburant, pas la matière : la distinction est importante. Les faits n’ont pas d’importance, ce qui comptera, c’est ce que cela donnera comme littérature. Comment l’énergie, l’émotion brute, se raffine en carburant à faire avancer du texte…

12 novembre
Soirée. Restaurant. Quatre personnes à la table à ma gauche. Commerçants. Riches. Regrettent le pigeonneau pas assez cuit, voire cru. Trouvent le repas trop long. Viennent dans un étoilé comme à la brasserie. Comparent leurs voyages autour du monde, la qualité des sièges des compagnies aériennes, vantent la magie de la plongée sous-marine au Sri Lanka. Jolis poissons. Se plaignent d’une vendeuse qui regarde de trop près ses horaires de travail. Détaillent les prochains bouts du monde qu’ils iront visiter. Et cette phrase qu’on espère être le début d’une prise de conscience : « On a quand même la chance de pouvoir voyager » suivi immédiatement de « …enfin, on s’en donne les moyens ». Et s’étouffer avec leur pigeonneau, ils pourraient s’en donner les moyens ? Les limites de ma bienveillance.

13 novembre
Le sommeil comme refuge : je m’y glissais enfant presqu’en me précipitant. M’endormir vite, le plus possible. M’échapper. Ne pas rater le moment adéquat. Parfois 10 ou 15 minutes plus tard, la catastrophe ; la fenêtre s’est refermée, et il faut attendre, attendre longtemps, en ruminant le réel indigeste jusqu’à pouvoir s’endormir. Ruminer le réel indigeste : c’est ça qu’il faut fuir.

14 novembre
Quatre livres à écrire, et rien n’avance depuis des jours. Quatre projets parallèles ? Oui, sans doute. Bien la première fois. Quatre souffles, quatre énergies. Comment on s’organise pour passer de l’un à l’autre sans se perdre ?

15 novembre
Les premières dates tombent, celles des rencontres avec les lectrices et les lecteurs de Parfois l’homme. Premières librairies, premiers festivals. L’information de sa sortie circule. C’est un tout petit bruissement, à peine un murmure, mais ça y est, le livre existe. La vie d’un livre est souvent très courte, ne manquons pas ces premiers signes de vie.

16 novembre
Un certain besoin de naïveté, ces temps-ci. De simplicité. De naturel. J’écris des petits poèmes sans prétention qui ne sont rien d’autre que des filets d’eau sur les lits caillouteux de la montagne et ça me rafraîchit un peu. Ça adoucit le moment. Ça polit lentement les arrêtes aiguisées du réel. Et ça ne fait de mal à personne. Un besoin de naïveté, d’émerveillement, de simplicité, de naturel. Que les éclats soient de rire et les sentiments fraternels. Allez, autorisons-nous ça quelques minutes deci delà.

17 novembre
Feuilleter la correspondance d’Italo Calvino. Journalisme, édition, et littérature. Peu d’intime, et fort volontairement : l’exercice lui semble une posture qui ne sied guère. Alors oui, la question qui se pose : la décence ou l’indécence, ce qui ne se dit pas. Ce qui se dit. Et à qui. La correspondance : ce que ça change de s’adresser à quelqu’un. On n’écrit plus assez de lettres. Encore faut-il avoir à qui écrire.

18 novembre
Avoir assisté hier soir à la rencontre de Christian Costa et Fabrice Chillet. Le premier a publié un unique livre aux éditions de Minuit, L’Été deux fois. Le second a publié N’Ajoutez rien chez Bouclard, cette année. Le premier avait disparu des radars, et son livre a été « sauvé » de l’oubli total par un admirateur autour duquel Fabrice Chillet a construit son livre. Résultat, L’Été deux fois est enfin réédité. Et c’était la première rencontre de Christian Costa et de Fabrice Chillet, à la Maison de la poésie, à Paris, dans une salle qui aurait mérité d’être bondée, et qui n’était qu’à moitié pleine. Dommage. Car il fallait être là pour profiter des silences de Costa, de sa présence mythique, de ses phrases cassées au milieu sur des blancs suspendus dans la conversation, de ses circonvolutions et de son détachement total. L’homme a écrit un chef d’oeuvre en 1989. Jérôme Lindon avait salué en lui un écrivain, et c’est comme ça qu’un éditeur fait de vous ce que vous êtes, je le sais bien. Et puis rien, plus rien. De tout façon personne ne lit, assène-t-il. Il fallait être là, dans la suspension de ses phrases, dans ses sourires, dans son regard parfois perdu, dans son refus de parler dans le micro, comme repoussant jusqu’au bout la médiation possible vers l’autre. Christian Costa était là, mais ailleurs, résolument ailleurs. Flatté, sûrement, mais lucide, peut-être extra-lucide, et sans aucune illusion. Son livre ne lui appartient plus depuis longtemps. Et la petite scène sur laquelle la plupart d’entre nous tente de trouver une place dans la lumière, un jeu vain. Il n’a pas forcément tort. Nous avions hier soir, à n’en pas douter, devant nous, l’immense écrivain d’un seul livre. Et ses silences les plus éloquents.

19 novembre
Etre passé à côté de Maurice Blanchot ? J’ai dans ma bibliothèque L’Espace littéraire, juste approché, un peu feuilleté, à peine parcouru : je n’y ai jamais réellement plongé. Je dois. Et puis c’était tout jusqu’à tomber sur un tout petit volume de la collection blanche de Gallimard, 32 pages, petit format. Texte court : La Folie du jour. Lu vite, comme on boit un verre. Et cette dernière phrase, surtout cette dernière phrase : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » Cette dernière phrase comme l’exergue d’un livre à écrire, comme imposant un livre à écrire. Peut-être que quelqu’un l’a déjà utilisée comme telle. Peut-être que ce sera moi. Peut-être que ce livre existe sans jamais avoir été écrit, juste par son exergue. Ce serait la plus belle des façons de l’écrire.

20 novembre
Plus jamais de récit ? Mais alors, raconter quoi ? L’obsession de raconter, l’obsession des histoires, des scénarios, des constructions. La fabrique du suspens, la magie des quêtes, la prévisibilité des épreuves… la fascination pour les personnages, leurs descriptions, leur psychologie : leur crédibilité. Faire tourner les pages d’un puzzle plus que d’un livre. La littérature a fait le tour du roman à l’ancienne et de ses schémas, puis le tour du roman sans histoire dont si peu ont la force de tourner les pages. Est-ce qu’il reste quelque chose à inventer ? Est- ce que ce n’est pas le seul espoir ? L’orgueil démesuré, mais essayer au moins, essayer encore.

21 novembre
Parfois le silence.

22 novembre
Écrire mon journal ici, c’est bien prendre en compte la lecture, L’oeil étranger dont j’ignore tout. Ce n’est pas tant considérer que ce que j’écris puisse intéresser quiconque, mais imposer au dessus de mon épaule un regard : je ne peux pas me laisser totalement aller, je ne n’écris rien dont je saurais que cela pourrait être retenu contre moi. Mon honnêteté est contrainte par ce minimum de retenue : ce qui est ici reste social, reste une image. Le projet initial : les questions de lecture et d’écriture, le journal devenant lui-même une question.

23 novembre
Ce qui se passe avec les poèmes naïfs que j’écris de temps à autres sur mon site, c’est que chacun pris séparément peut sembler sans intérêt, je peux l’entendre même si la recherche de rythme et de simplicité, ce n’est peut-être pas si facile. Mais. A force. Cela constituera peut-être un ensemble. Cela constitue déjà un ensemble. Il n’y a pas si longtemps, cette naïveté m’aurait sans doute repoussé. J’y trouve aujourd’hui un refuge, une forme d’honnêteté dans la pratique, un apaisement. Et ça compte aussi. (Noter l’étonnant besoin de justifier ces productions-là alors que d’autres, non)

24 novembre
Lire le Choeur des amants de Tiago Rodrigues (traduit par Thomas Resendes, aux Solitaires intempestifs). C’est une pièce dont on m’a parlé mais que je n’ai pas vu. Deux personnages qui parlent simultanément, décrivant la même réalité, parfois avec des propos légèrement différents qui se supperposent, parfois d’une seule voix, en choeur. A l’écrit, la simultanéité n’est pas rendue par la mise en page, et difficile de lire deux lignes simultanément. Mais ça fonctionne, la poésie du texte fonctionne. Et c’est un couple, presque exactement une seule voix tout le temps, pour dire leurs émotions, leurs désirs, leur amour, et les légers décalages qui font la relation. C’est beau et simple à la fois. Et complexe, puisque la construction l’est. L’effet, sur scène, serait décuplé, me dit-on, car, en réalité, on n’entend pas les deux voix, mais l’on choisit à chaque instant sur laquelle se concentrer, et personne n’assiste à la même pièce. Dans le livre, au moins, on peut tout lire.

25 novembre

Je génère au petit matin une image mémorisée en rêve, avec l’aide d’une intelligence artificielle. Et je publie le résultat sur mon compte Instagram. Le travail sur les rêves, central pour de nombreux écrivains, m’est assez étranger : je ne les note pas, je les oublie, et j’en fais rarement le matériaux du texte. Là, je mémorise, parce que je sélectionne. Peut-être que cela va même m’inciter à produire dans le rêve des images instagrammables… j’en suis au troisième jour. Poursuivre l’expérience : ce que ça va changer à mes rêves. Quel portrait chinois cela va donner de moi ? Est-ce qu’on retrouvera des traces de ces images dans les travaux d’écriture ? C’est expérimental.

26 novembre

Il m’arrive de relire des manuscrits, ceux de gens que j’apprécie et qui cherchent un regard extérieur assez proche pour oser demander, assez distant et assez technique pour donner un avis qui, je l’espère, ait un peu d‘intérêt. Chaque fois je préviens : il ne s’agit pas de savoir si j’aime, mes goûts n’ont que peu d’importance, mais de proposer un retour, de donner éventuellement quelques pistes d’amélioration en fonction des objectifs poursuivis, de relever des choses qui seraient dommageables au texte. Je préviens vraiment : il se peut que l’expérience soit désagréable. A priori, cela ne pose jamais de problème. Dans les faits, il arrive qu’on préfère mettre ma lecture en cause plutôt que son texte. Et je comprends : je suis loin de détenir une vérité absolue (qui n’existe pas). Parfois, je lis un texte qui me semble la promesse d’un livre. C’est déjà arrivé. J’en ai même vu un publié. Et je pense en avoir lu un autre hier soir. Il reste du travail : celui qu’un éditeur entreprend avec un auteur. Mais je ne serai pas étonné de retrouver ce texte dans les librairies un jour.

27 novembre
Lire dans la presse que les juges américains retiennent contre les rappeurs les paroles de leurs chansons. Comme si l’exagération d’une expression artistique valait aveux. Au mépris, de la liberté d’expression pourtant sacrée là-bas. Tout ce que vous avez écrit pourra être retenu contre vous. Alors, ne plus rien écrire. Et après ? On viendra fouiller dans vos rêves ?

28 novembre
Changer d’ordinateur, passer du PC au Mac. Installer des logiciels. Ce n’est pas uniquement de la technique : c’est m’organiser pour écrire, choisir les outils avec lesquels travailler. Je choisis l’efficacité, la simplicité, le lien entre le téléphone, qui permet des prises de note partout, et l’ordinateur. Le même environnement, les mêmes fonctionnalités. Que l’écriture soit possible à tout moment et pérenne. Je me soucie une fois de cette organisation pour n’avoir plus ensuite en tête que l’écriture. C’est l’invisible, mais ce choix des outils et de comment m’en servir est primordial et influera forcément sur les livres à venir.

29 novembre

Lu Noirlac, recueil de poésie de Marc Graciano paru au Tripode. Une centaine de poèmes qui n’excèdent pas la dizaine de mots, tapé à la machine à écrire au cœur de la campagne. Une économie de moyens, pas d’émotion. Un éloge du temps qui passe, lentement, des changements infimes, et de la vieillesse qui s’annonce. Du presque rien rendu à ce qu’il peut avoir d’essentiel. Des vaches, de l’herbe, des oiseaux tant qu’il en reste, un chat, le ciel. Quoi d’autre faudrait-il ?

30 novembre

Beauté des ruines, des friches, de ce qui s’effrite et coule mollement vers les tréfonds. Toujours la tentation de la photo quand le monument touristique, ses panneaux explicatifs et ses restaurations successives me laissent de marbre. Cela vaut aussi pour les gens.

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