1er juillet
Il fait chaud, à Paris, comme sur la très grande majorité du territoire. Réchauffement auquel il faut se préparer. S’habituer. Et qui devrait, si nous étions collectivement raisonnables, être le souci principal de l’humanité qui préfère cependant se foutre sur la gueule, ou s’enrichir sur le dos de son voisin. L’un n’excluant pas l’autre. Et, toujours quelques uns quelques unes de bonne volonté tentent malgré tout de trouver une façon de se sortir de la fange. Rien à observer que d’autres ne commentent déjà. Alors j’écris. Je reprends depuis deux jours la totalité du livre en cours. Changement de narrateur. Phrase après phrase. Mot après mot. Et le sentiment que ça trouve son ton.
2 juillet
La réécriture en cours est quasiment uniquement grammaticale. Je me souviens d’une interview de Perec qui disait avoir ainsi testé plusieurs options, jusqu’à la bonne, pour son Homme qui dort. Ici, ça ne change presque rien d’autre au texte (quelques rares difficultés). Le narrateur ne devient pas omniscient : il a accès uniquement au personnage principal, mais au lieu d’endosser son costume, il raconte son costume. Celle qui était désignée par « tu » le reste. Effet de décalage ; c’est à elle que le narrateur raconte l’expérience du personnage. Prise de distance et ajout d’un déséquilibre : comment ce narrateur peut-il bien savoir l’expérience intime, psychologique, du personnage. Pas de réponse à cette question. Le déséquilibre apporte quelque chose qui manquait jusque-là. Il me semble.
3 juillet
Ce que j’ai vu de près du monde de la culture… ce n’était pas ça. Ce n’était pas la culture. De la vague gestion de projet sans management. Un niveau de narration d’école maternelle (s’étouffer lorsqu’on envisage un calendrier thématique mensuel, comme à la cantine on a la semaine italienne puis le mois du nouvel an chinois pour faire passer la pizza et les nems). Ce que j’ai vu de pitoyable. L’incapacité à synthétiser, à envisager, à donner du sens… Je connais assez bien la conception de catalogue (d’une façon ou d’une autre, j’ai bossé pour la Fnac, La Redoute, Damart… Et le projet Catalogue 2022. ) Vu de près ce qui fait sens ou pas. Et non, il ne suffira jamais de coller des trucs les uns à côté des autres pour faire un programme. Noter que ça vaut aussi pour les élections.
4 juillet
Convaincre un par un les lecteurs, une par une les lectrices, que ce qu’on a écrit mérite d’être lu et le livre d’être acheté. On demande aux portefeuilles de s’ouvrir et à l’emploi du temps de consacrer quelques heures au texte. C’est une part de sa vie qu’on s’attend à ce que l’autre échange avec une part de la notre. Est-ce que ça le vaut ? L’autre n’aurait pas plus à gagner avec Flaubert ou Faulkner ? Quelle expérience propose-t-on dont il ne pourrait se passer ? Ce n’est pas la question d’écrire, qui est tout autre, mais d’envisager d’être lu.
5 juillet
Parfois, les dernières années paraissent une fiction. Comment tout cela a-t-il pu se produire ? Comment ces personnes ont-elles pu se comporter comme elles l’ont fait ? Comment est-il possible d’avoir traversé l’épreuve ? Comment ces gens peuvent-ils se regarder dans la glace ? L’aberration totale, et ses conséquences. À part l’incompétence et la bêtise, je n’ai toujours aucune explication. On ne m’a proposé aucun contre récit, aucune explication. Rien. Cette part de vide, cette discussion toujours refusée. Que construire là dessus ? Comment cela a-t-il seulement été possible ?
8 juillet
Résidence en cours à la bibliothèque Saint-Sever à Rouen. Indonésie, Yémen, Afghanistan : ils et elles viennent avec leurs mots comme autant de richesses et les partagent. C’est apprendre de leurs cultures des nuances de sentiments. D’émotion et de réalité qu’on ne sait pas toujours traduire simplement. Ils offrent et reçoivent. Comme je l’imaginais, avec ce qu’ils maîtrisent du français. C’est beau à voir et à vivre.
9 juillet
Poursuite de résidence. Celle-ci a quelque chose de particulier, puisqu’elle me permet de rentrer à la maison. C’est du temps d’écriture disponible. Je n’ai théoriquement pas à me soucier d’autre chose. Mais c’est quoi, écrire ? On en revient toujours à cette question. Et l’on n’a pas vraiment de réponse, sauf qu’à un moment il y a un texte, et puis parfois un livre. Alors on sait qu’on a écrit. A quoi l’on a passé le temps pour arriver là ? Mystère. Regarder passer. C’est bien ce que je fais le plus. Et parfois même pas. Rien ne passe. C’est un leurre. C’est que je ne regarde pas bien. Regarder mieux.
10 juillet
Je termine le carnet entamé il y a neuf ans, j’en entame un nouveau. C’est symbolique. C’est tourner une page. C’est accepter qu’elle soit tournée. La page aura été lourde.
11 juillet
Reçu d’une amie Poèmes de Bureau de David Christoffel (Lanskine). Travail sur la langue employée au bureau. Qui touche juste par l’absurde et la violence. Le vide des phrases, leur interchangeabilité. C’est un écho des réunions, des retrouvailles à la machine à café, des rendez-vous dans le bureau du chef. On reconnaît le petit bureaucrate accroché à ces articles du règlement intérieur qu’il comprend à peine et le consultant en management qui plaque ses concepts un peu au hasard. De cette langue creuse et des injonctions propres au milieu professionnel, David Christoffel tire un bien bon livre.
12 juillet
Il faudrait expliquer l’expérience de la crise suicidaire à qui n’y voit qu’un chantage au suicide. Mon expérience n’a rien à voir. La crise s’est produite lorsque la douleur psychologique s’est avérée tellement forte que la seule façon de me soulager de cette douleur m’a semblé être le suicide. Avoir tout essayé avant, mais n’en plus pouvoir. Il n’y avait pas de chantage car, à ce moment là, la douleur est si forte que rien d’autre ne semble plus possible. Le chantage indique une alternative : une autre option, une autre voie, pourrait empêcher le suicide. Non. Il peut y avoir une explication : vous êtes allé si loin dans l’humiliation que je n’ai plus eu le choix. Ce n’est pas un chantage. C’est trop tard. L’idée qu’il y aurait un chantage pourrait avoir quelque chose de rassurant, inversant l’origine de la faute. Et peut-être que certains utilisent ainsi la perspective du suicide. Ce n’est pas ce que j’ai vécu. Le suicide m’est apparu, à plusieurs moments, comme la seule façon de soulager la douleur. La seule balance dans ces moments : la douleur physique sera-t-elle supérieure à la douleur psychologique ? C’est la seule chose qui m’ait fait reculer au plus fort de la crise. Et peut-être un reste de lucidité. Mais si faible. Je ne souhaite cela à personne. Il faut en parler. Et tendre la main.
13 juillet
Les semaines qui viennent sont les semaines d’été sans contraintes. Des vacances lors desquelles il est prévu de ne rien faire. Emploi du temps vide. Lire et écrire. Rien d’autre, si ce n’est la logistique minimale. Un objectif : qu’il en sorte le texte sur Perec. Je n’exclus pas quelques surprises (la vie a des ressources), mais cela devrait être calme.
15 juillet
J’ai replongé dans les messages partagés en octobre 2003 à l’occasion de la découverte d’un e dans La Disparition de Perec. L’effervescence que c’était, alors. La course vers les exemplaires fautifs avant qu’ils soient retirés des rayons. Les interrogations. Les hypothèses et les suppositions. On n’a pas beaucoup avancé depuis… mais je n’ai pas dit mon dernier mot.
16 juillet
Finir L’option légère de Victor Pouchet, chez Gallimard. Roman-poème qui dit la vie de tous les jours en une apparente simplicité. Faut-il encore savoir garder le rythme, choisir les mots, garder ce presque rien qui fait la différence. C’est la vie ordinaire. C’est joli, c’est léger.
17 juillet
Il y a 40 ans… C’était hier. Je découvrais l’écologie. Concrètement. Les mains dans les déchets, les bras dans les ronces, et la tronçonneuse à la main. Camp d’été : nettoyage de rivière, près de Castres. Camping. Premier gaspacho : le camp était à demi espagnol. Premier abus d’alcool. Tracteur Dodge antédiluvien. Découverte de Cabrel, joué à la guitare (pas par moi). Feu de camp. 40 ans. Pas sûr que la rivière aille mieux. Cabrel est toujours là. Le gaspacho s’achète en briques de carton, au supermarché. On peut craindre que les tomates aient poussé en Chine.
18 juillet
Devant soi au cinéma, un couple arrive dans le noir et repart avant que les lumières se rallument. Elle, la tête sur son épaule à lui. Se murmurent des choses à l’oreille et s’embrassent régulièrement. À peine vus. Furtifs. Ne laissent aucune trace de leur passage que quelques popcorns sur leurs sièges.
19 juillet
Il faut regarder devant soi ce que le passé modifie, et non derrière soi ce qu’il a balayé. Les conséquences à venir des destructions traversées sont celles sur lesquelles on peut espérer encore un peu de prise. Ce que l’on cherche en se racontant mille fois ce qui s’est produit ? Ce qui adviendra. Je te narre mes voyages pour préparer nos déplacements.
Mais je ne m’illusionne pas : on n’est jamais prêt.
Sébastien, je te lis depuis longtemps. Je t’accompagne sans te le dire, je guette des éclaircies dans ta vie, je les voudrais pour toi. (J’ai vu tes livres, pas encore lus, ils ont été beaucoup appréciés.).
Tes mots sont très forts et totalement issus de toi, j’ai un fils qui a vécu tout cela et maintenant, ma fille de 53 ans est en déroute complète je voudrais lui envoyer des paragraphes de ton carnet de juillet, est-ce que je peux déjà les copier pour elle? et est-ce que je peux- mais c’est à moi de le savoir -les lui envoyer maintenant. Je te remercie de ce carnet que tu tiens. Simone wambeke.
Simone,
Merci de m’accompagner. Eclaircies, il y a, fort heureusement. Tu peux bien entendu envoyer ces paragraphes, si tu les juges utiles. J’écris tout cela parce qu’il me semble utile de témoigner. Et du mal que certains provoquent, et de ce qu’on traverse. Quand au moment, il est toujours difficile de savoir si c’est le bon. Mais dans l’idée que c’est toujours le bon moment. Les mains qui se tendent ne sont pas toujours nombreuses, et elles ont de l’importance.
Courage à toi, tout cela est difficile à traverser pour les proches, aussi.
Sébastien