81 – S’arrêter

Tu ne t’es pas arrêté, j’ai bien vu que tu ne t’es pas arrêté, je dormais, tu as pu croire que je dormais, mais quoi ?, que je dorme là, ça ne t’a pas choqué toi, que je dorme, là, assis, les jambes pendantes au bord du quai, tordu, le dos calé dans le creux de la bitte d’amarrage, tu crois vraiment que c’est un endroit pour dormir, même s’il faisait bon, parce qu’il faisait bon, là, à l’ombre, loin de la lumière crue du soleil de l’après-midi, il faisait bon, et tu ne t’es pas arrêté, tu aurais pu profiter de l’ombre, parce que tu devais avoir chaud à marcher sur le quai, comme ça, sur le bitume du quai, alors tu aurais pu souffler sous le pont, mais non, tu m’as vu et, au lieu de t’arrêter, tu as même accéléré un peu, tu as forcé l’allure, tu t’es dit : il ne faut pas qu’il me demande quelque chose le mec là, avachi au bord du quai, il a l’air de poser des problèmes, mais tu n’en voulais pas des problèmes, tu préférais même le soleil aux problèmes, pour ça que tu t’es dépêché, et que tu es sorti le plus vite possible de la zone où j’avais une chance de t’alpaguer alors que tu ne pouvais pas savoir si je te voulais quelque chose ; en l’occurrence, je ne te voulais rien : ce que je voulais, c’était m’endormir dans la douceur de l’après-midi, et qu’on me laisse tranquille ! pour ça que j’ai maudit les deux jeunes qui sont arrivés juste après toi lorsqu’il se sont assis, contre l’autre bitte d’amarrage, juste en aval, à l’ombre eux aussi, mais bruyants, équipés d’une enceinte de mauvaise qualité aux sonorités de casserole en fer blanc pour écouter un drôle de truc inaudible avec des basses épouvantablement rapides et agressives et ils riaient, et il tiraient sur un truc qui faisait une fumée d’enfer et sentait entre la fraise et la réglisse, une horreur – comment peut-on fumer des trucs pareils, plutôt mourir ! si au moins ils m’agressaient avec bonne vieille odeur de tabac dégueulasse et pas ce truc synthétique – une horreur, oui, j’ai envie de me lever et de leur botter l’arrière-train, de leur dire ma façon de penser, parce qu’ils voient bien que j’essaye de dormir, rien ne les oblige à me défoncer les tympans, ces sauvages, mais je n’ai pas la force, il faudrait que je me lève, je n’ai pas l’intention de me lever, je suis calé contre le métal froid de la bitte d’amarrage et je regarde les tourbillons du fleuve qui remontent le courant, c’est toujours bizarre les mouvements de l’eau, le sens dans lequel ça coule, ce n’est jamais comme on penserait, l’effet de la marée, je crois, pour ça que le fleuve est dur à naviguer, et pour ça qu’on ne pourra jamais s’y baigner – ils vont l’éteindre leur musique, ou partir au moins, me laisser tranquille ? – on peut regarder l’eau, on ne voit rien sous la surface, sous le pont, dans l’ombre : l’eau est sombre, opaque, menaçante, je dirais menaçante, on n’a pas envie d’y plonger pour le plaisir : je la regarde, les pieds dans le vide, et je n’aurais qu’à m’y laisser glisser, je ne suis pas sûr que les deux mélomanes entendraient le moindre plouf, et je disparaîtrais, parce que c’est facile de disparaître en se laissant glisser de la bitte d’amarrage qui est comme un toboggan qui donne la direction du fond, du fond de l’eau, juste à me laisser glisser, puisque, souviens-toi, tu ne t’es pas arrêté pour me demander comment j’allais, ce que je faisais là, et si j’avais besoin de quoi que ce soit – tu aurais pu me tendre la main, on peut toujours tendre la main, aider l’autre à se relever avant qu’il soit trop tard, mais tu as accéléré, tu as pressé le pas, tu as retrouvé ton soleil.

Texte écrit en atelier d’écriture, sur une consigne de François Bon.

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