Journal – 5

23/11/21

Demi-sommeil. Ni une veille à proprement parler, ni dormir. Comme une succession de passages entre le rêve et la réflexion. Peut-être ce qui permet de dire : “je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit”. Penser aux livres écrits, à ceux qu’on pourrait écrire, enchaîner sur une séquence improbable où deux hommes discutent autour du lit, puis l’un récupère un grand saladier en cristal, verse l’eau au sol, mais les bondes, comme dans une cuisine collective, sont bouchées, et entreprendre alors, à l’aide d’une fourchette, d’en extraire ce qui obstrue : mélange de cheveux longs et de lambeaux de poireau cru. Longtemps que je n’avais pas noté un rêve. Ne plus me souvenir de l’identité des deux hommes, et qui pourtant en avait une. Les idées de livres, ne pas les noter ; une surtout, comme un miroir tendu au dernier écrit, mais encore lu par personne, ou deux seulement. Y avoir réfléchi, vraiment, entre 3 h et 6 h du matin, mais pour conclure que non, ça n’avait pas d’intérêt. Quel lien cela pourrait bien avoir avec ces lambeaux de poireaux obstruant les bondes du sol de la chambre de mon rêve ?

24/11/21

Après Ceux qui trop supportent, d’Arno Bertina chez Verticales, je lis Dans leur nuit, de Perrine Lamy-Quique, un récit, au Seuil, collection Fiction & Cie. Un récit historique, documenté, encore la littérature qui prend le réel au col. Ici, au début du livre tout du moins, se mêlent travail d’archives et témoignages. Forcément un écho au travail que j’ai pu faire avec Les Miraculées : recueil de témoignages et archives pour raconter une histoire. Pour l’écriture du réel. Avec Dans leur nuit, c’est un peu comme Titanic, et finalement comme avec Ceux qui trop supportent, on sait le naufrage inéluctable. Il s’agit ici de donner à voir l’enchaînement des événements, et l’humain qui va finir broyé. Trouver les ressources en littérature pour dépasser la simple recension des événements, et inventer la forme qui portera le lecteur au cœur de l’histoire dans le respect des victimes. Sinon, c’est du journalisme. La frontière existe. Pas un hasard si j’enchaîne ces deux livres de la rentrée, l’objet qu’ils sont m’intéresse. Arno Bertina découvrant la force de l’histoire au fur et à mesure de ses entretiens, Perrine Lamy-Quique, sans doute, choisissant son sujet parce qu’inexplicablement passé sous silence jusque-là. C’est un Titanic de montagne, mais bien le naufrage d’un bâtiment, et son lot d’ensevelis. La question de comment on trouve un sujet.

25/11/21

Toujours des réticences à défendre un texte que j’ai écrit. L’illusion que, s’il était vraiment bon, il devrait se défendre seul, sans qu’on ait rien besoin d’y ajouter. Je sais que c’est illusoire, que si on veut en faire un livre, et un livre qui trouve ses lecteurs au milieu des 20 000 autres livres qui arrivent aux libraires chaque année, il faut l’accompagner, il faut le pousser, il faut se mettre à son service et je sais les passages obligés, et l’importance d’en préparer la réception. Que l’éditrice soit séduite, et la patronne de l’éditrice, et les représentants qui présenteront le livre aux libraires, qui présenteront le livre aux auteurs, qui en parleront à leurs proches, et que ce n’est qu’alors que peut-être on invitera l’auteur à parler de son livre, ce qu’il fera, avec toujours des réticences à défendre le texte qu’il a écrit, mais le plaisir, la joie même, d’entendre d’autres s’y intéresser, en parler, et lui dire ce qu’ils pensent de son travail. La route est longue, chaque étape est un piège, et l’on aimerait que le texte se défende tout seul, oui, car cela voudrait dire que, vraiment, il était indispensable, et pas seulement à soi.

26/11/21

A 16 ans, j’ai programmé, ligne de code après ligne de code, un générateur de poèmes sur le TI 99 4/A que je branchais sur le téléviseur dans le salon. Le programme était enregistré sur une cassette, un magnétophone branché sur l’ordinateur qui ne disposait pas de stockage mémoire. C’était en 1984. J’ignorais à quel point c’était révolutionnaire, et me souviens surtout d’avoir entré un à un tous les mots dans le programme, des mots que j’avais choisis, et que l’ordinateur allait agencer selon des règles que je lui avais données, avec une part d’aléatoire. Fascination déjà pour la commande “Random” qui sortait une valeur au hasard. J’allais reconnaître les textes, et jamais lire le même… Je n’avais aucune conscience du caractère innovant de la démarche, et personne en dehors du cercle le plus proche, dont l’intérêt devait être très mesuré, n’a jamais vu tourner ce programme. Mais c’est peut-être ce que j’ai fait de plus “avant-garde” à ce moment.

27/11/21

Lire de la poésie, en écouter. Me rendre compte que je ne sais pas à quel moment j’ai arrêté d’en écrire, et à quoi cela a pu correspondre. J’ai écrit des poèmes, beaucoup. Et puis un jour, sans doute, il y a eu le dernier poème, et je n’ai pas su que c’était le dernier. Avoir cédé peut-être à une pression sociale, n’en avoir plus ressenti le besoin, n’avoir pas su voir ce que la poésie pouvait être après tous les poètes déjà lus, avoir eu l’outrecuidance de penser avoir fait le tour de la question… J’ai écrit des poèmes et il reste des cartons, des papiers découpés, des cahiers d’écolier, et quelques retours pour me dire que ça valait quelque chose. Étudiant, j’en écrivais encore. J’ai même créé une revue, dont un seul numéro est paru, et je sais qu’il y en a un exemplaire à la Bibliothèque nationale, mais je ne suis pas très sûr de son état de conservation : c’étaient quelques photocopies pliées. J’ai arrêté quand ? Vers quoi ? Vingt-quatre, vingt-cinq ans ? C’est tard, ce n’est déjà plus un tic imitatif d’enfance, plus la crise d’adolescence. Et j’en ai moins lu aussi. Mais ça revient, et de la poésie contemporaine. Grâce aux ateliers d’écriture peut-être, et je m’aperçois que certaines et certains ont continué, et continuent toujours, et je me demande si ça pourrait me reprendre. Comme une rechute.

28/11/21

Gertrude Stein. N’avoir rien lu, mais avoir acheté, un peu par hasard, le Livre de cuisine d’Alice Toklas (aux Editions de minuit). Pas seulement un livre de cuisine, mais la véritable autobiographie d’Alice Toklas, sans doute, comme un pendant à celle que je n’ai pas encore lue et qui est signée Gertrude Stein. Un peu compliquée, cette histoire, mais savoir qu’il convient d’y rentrer, et peut-être par aucun de ces deux livres. Par les Tendres boutons de Stein ? Peut-être bien. Cette tentative d’importer l’abstrait en littérature, il faudrait s’y être plongé. Les livres qu’il faudrait avoir lus, sur lesquels il faudrait avoir un avis. Il me reste quoi au mieux, 20 ou 30 ans de lecture, à raison de deux ou trois livres par mois. Ça fait quoi ? 720 livres ? Impossible d’en faire la liste : il y aura dedans des livres non encore écrits. Mais du coup, c’est assez peu. Et vraiment, faut-il compter les Tendres boutons de Stein comme un passage obligé quand on en est là ? Un peu confus aujourd’hui. Ce moment de la vie qui prend l’allure d’un compte à rebours.

29/11/21

Mes lectures influencées par la tenue des ateliers d’écriture, plus de lecture naïve possible depuis longtemps : regarder toujours comment c’est fait, sur quoi ça s’appuie, comment ça marche, ce qui se dit derrière ce qui se dit. Tout lire, toujours, comme si se préparait dans les minutes qui suivent l’oral d’un bac de français permanent. Ne pas en souffrir : c’est ça qu’on aime, même si l’on est bien conscient qu’on n’a jamais fini de remuer les meilleurs textes et que ce sont ceux-là dont la part de mystère résiste qui valent vraiment le coup. Est-ce qu’on peut alors écrire sans regarder son texte en permanence comme on regarde le texte des autres ? Est-ce qu’on peut encore écrire naïvement. J’ai la faiblesse de penser qu’il ne reste qu’une solution pour ça, et qu’elle tient à l’état d’esprit du moment de l’écriture, quand on est tout à l’improvisation du texte qui s’écrit, tout à ça comme le bluesman est tout à son interprétation, oubliant les années de pratique, les nuits à suer sur le solfège, les gammes à s’en faire saigner les doigts. 

1 réflexion sur “Journal – 5”

  1. Le 23/11 la liturgie propose un rêve de Daniel. Les rêves peuvent se transmettre sur des millénaires. Mais Daniel explique ses rêves. Alors je me risque. La bible s’inspire beaucoup les caractéristiques de l’eau.
    Par exemple le déluge. Quelque part, une bonde a du se boucher dans le cycle de l’eau. La bible ne parle pas de cheveux ni de poireau mais des désordres dans l’humanité.
    Aussi le déluge en supprimant la vie permet une nouvelle naissance symbolisée par la nouvelle alliance. La célébration du baptême reprend cette idée : plongés dans l’eau, nous renaissons à une nouvelle vie.
    Les deux hommes vont-ils construire une arche pour repartir sur de nouvelles bases, vers une humanité plus solidaire et respectueuse de la création ? Ce sera peut-être l’objet du deuxième chapitre ?

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