58 – On l’a entendu

L’homme connaissait le coefficient des marées, et ça n’aurait pas dû le surprendre. Mais l’eau monte depuis tellement longtemps, tellement lentement, que l’homme a oublié que, quel que soit le rythme, un soir, les vagues dépasseraient la digue. L’homme a regardé la plage petit à petit mangée par l’écume, et il a regretté que les foules soient de plus en plus serrées sur le sable, et que les enfants ne puissent bientôt plus construire de châteaux. L’homme a été débordé parce qu’il ne croyait pas possible que ça arrive. Pas la mer qu’il connaissait depuis si longtemps qu’il aimait et dont il connaissait la plupart des secrets, les coins à étrilles, les rochers à homards. Mais ceux-là avaient fini par disparaître, devenus invisibles même aux plus basses des marées, noyés sous le clapotis de la surface. L’homme ne s’est pas méfié. Si la mer avait besoin d’un peu plus d’espace, ce n’était pas bien grave, on pouvait lui laisser. Qu’elle s’exprime, après tout. Et cette eau, c’était beau. Vraiment. Et les vagues ont dépassé la digue. Pas un jour de tempête et de vent. Comme ça, calmement. L’eau a envahi les rues et les salons, comme si de rien n’était, calme, comme si elle l’avait toujours fait. L’eau était d’un coup partout chez elle, et c’est l’homme qui s’est affolé, qui ne savait plus comment réagir, et s’il devait rire comme un enfant de l’eau partout répandue dans laquelle il pourrait bientôt nager, au milieu de sa chambre, ou s’il devait partir, au plus vite, au plus loin, sauver sa peau et tout abandonner. L’homme a d’abord sauté dans les flaques en chantant, puis il a littéralement perdu pied. Et il a crié. Il a crié son nom comme on fait lors d’un naufrage. Il a crié son nom le plus fort qu’il a pu pour qu’on sache, pour qu’on puisse dire à ses proches, à ses amis qu’il était là, qu’on l’a entendu une dernière fois, et que l’océan l’a emporté.

On l’a entendu, on l’entendu crier son nom. On sait qu’il était là, et il n’y était plus.

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