La phrase de Maylis de Kerangal

reparer les vivantsLe roman Réparer les vivants de Maylis de Kerangal a reçu tellement de prix, été vendu à tellement d’exemplaires, qu’on pouvait craindre, sans rien en savoir, qu’il s’agisse d’un roman populaire, dans le sens où le style comme le propos en soit nivelé pour être lisible par le plus grand nombre. Cette lisibilité, je la défends lorsque je forme à l’écriture sur le web, m’appuyant notamment sur les travaux de François Richaudeau sur la longueur des phrases, 12 à 20 mots maximum, et leur structure, la plus simple possible : sujet, verbe, complément. Je ne vais généralement pas, en formation, jusqu’aux nuances qu’il énonce, considérant que le lecteur cultivé mémorise des séquences de 16 à 19 mots (8 à 9 mots pour le lecteur moyennement cultivé), et que ces séquences, lorsqu’elles ne coïncident pas avec des phrases doivent, a minima, être la longueur maximale des sous-phrases, des unités de sens qui se rattacheront les unes aux autres pour constituer finalement le texte.
Une sous-phrase, ce serait « une unité linguistique qui présente un énoncé complet se suffisant à lui-même », voire, dit autrement, un « ensemble matériellement délimité par deux signes de ponctuation forts ». Voilà qui autoriserait des phrases beaucoup plus longues que 20 mots.
Pas tout à fait. La structure des phrases reste un obstacle difficile à surmonter, notamment si plus de huit mots séparent de sujet du verbe. Il faudrait donc veiller à une structure « lisible ». Pour François Richaudeau, une phrase de 24 mots, composée de 4 sous-phrases autonomes de 8 mots avec des mots rappels et, s’il y a lieu, de répétitions, peut être parfaitement lisible par un lecteur moyennement cultivé.
Revenons à Maylis de Kerangal. Dans Réparer les vivants, les phrases font jusqu’à deux, trois pages. Des phrases dont la longueur n’a rien à envier à Proust, qu’on cite généralement en exemple pour la longueur. Des phrases, mêmes, qui dépassent largement celles de Descartes dans Le discours de la méthode. Bref, des phrases illisibles, si l’on en croit François Richaudeau. D’autant que leur structure atteint parfois de sympathiques niveaux de complexité. Et pourtant ça marche, et très bien. On lit comme en apnée, emporté par le flot, la tête sous l’eau, c’est efficace, prenant. Et largement mieux écrit que de nombreux romans à succès, dans le sens où la forme et le fond vont de pair, s’appuient l’un sur l’autre, font bloc. Qu’importe les sous-phrases, ici, leur structure ou leur nombre. Le niveau de vocabulaire, même, ne correspond à rien en terme de lisibilité : Maylis de Kerangal se délecte de mots rares, de jeux sur les niveaux de langue. Une analyse statistique poussée serait des plus intéressantes en la matière.
Ces phrases de Maylis de Kerangal arrivent dans mon radar alors que je fais des gammes d’écriture. J’ai toujours considéré que cela devait être fait, comme les musiciens en font, comme les dessinateurs croquent ce qui se présente. Bref, j’écris souvent juste pour écrire. Et, cet été, je participe à l’atelier d’écriture en ligne organisé par François Bon. Parmi les exercices proposés, l’un nous a conduit à écrire une phrase, une seule phrase pour raconter comment l’on s’était perdu dans la ville. François lorsqu’il met en ligne la proposition qui doit nous conduire à écrire, y met force détails et ressources pour nous inspirer, nous montrer des voies, nous permettre de tracer notre chemin. Il y rappelle quelques romans écrits d’une seule phrase : Comédie classique de Marie N’Diaye, Zone de Mathias Énard ou La mort de Virgile d’Hermann Broch.
Des phrases d’une telle longueur, cela ne m’est a priori pas naturel. J’ai longtemps écrit dans des journaux, j’ai écrit pour la jeunesse, on se cale alors sur les principes de lisibilité. Là, il fallait casser le moule. C’est fait. Une phrase de plus de 500 mots, écrite juste avant de découvrir Maylis de Kerangal, et mon été 2015 se trouve comme malgré moi, mais pour mon plus grand plaisir, placé sous le signe de la phrase longue, sa réhabilitation.

Mon texte :

Aller dans la ville

Sur cette croix verte de pharmacie clignotante et lumineuse la température indiquée est précise, 36,8°C, ce ne serait pas de la fièvre, mais c’est l’intenable air chaud, sec, brûlant lorsque tu marches depuis des heures (toutes directions, centre ville, autres directions, tu as tout essayé), 14 heures dit la croix, il est 14 heures, pas quatorze heures que tu marches, tout de même, mais tu as pris des ruelles, des avenues, des sentes, des escaliers qui montent et puis descendent, tu as rebroussé chemin dans des impasses et traversé des squares à bacs à sables emplis d’enfants braillards et bordés de jeunes mères désœuvrées, en jupes courtes et chemisiers ouverts alors qu’il était tôt encore mais la chaleur était déjà là à déshabiller et pousser à l’ombre du moindre tilleul tout ce qui respire tant bien que mal, chiens efflanqués comme vieillards mal peignés que tu bousculais presque en rasant les murs à la recherche de ton chemin, repassant là où tes pas t’avaient déjà porté, marchant dans le bitume de moins en moins rigide, tournant à droite, t’arrêtant face à un vitrine de figurines en plomb dont tu te disais qu’il ne resterait rien une fois le soleil traversant la vitre, et revenant sur tes pas à la recherche de l’hôtel que tu avais quitté le matin même en quête, simplement, d’un marchand de tabac, non que tu fumes, tu as arrêté depuis bien longtemps, mais il te fallait pour la carte postale un timbre puis une boîte aux lettres et maintenant, sept ou huit heures plus tard, tu bifurques à babord, sans oser encore demander ton chemin à l’homme à le chemise hawaïenne rose et bleue qui s’avance face à toi car il aurait fallu admettre que tu étais perdu, et depuis longtemps, et dans la discussion raconter que tu as vu trois fois la fontaine où se baignent les adolescents cet après-midi sans oser y tremper tes pieds pourtant endoloris pas la randonnée sans fin que tu t’imposes et de toute façon, à force de tournicoter, cet hôtel, tu le retrouveras bien tout seul, la ville n’est pas si grande et d’ailleurs la température baisse un peu, c’est plus supportable, cela va même devenir agréable : les mères du square, encore elles, tirent sur leurs jupes, reboutonnent leur corsage, tu es sûr que si tu tournes à gauche tu retrouveras la pharmacie, et la température n’y est plus que de 28,2°C, il est 18 heures, à la croix toujours verte, toujours clignotante et toujours lumineuse, alors, à la prochaine rue, tu prends à nouveau à gauche, tu n’as pas tenté cette option précédemment (un panneau en bois verni indique par là trois hôtels – Les Mimosas, Au Lion D’Or, Le Bon François (tout confort, petit-déjeuner continental) – dont aucun ne porte donc le nom du tien, mais peut-être est-ce un oubli du préposé aux indications touristiques) et, si tu ne touches pas au but, peut-être pourras-tu tout de même te renseigner à moins que tu finisses par te rendre compte que c’est toi qui te trompes, et que le nom de ton hôtel n’est pas celui que tu crois.

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Source, avec la proposition initiale de François Bon et les contributions des autres participants : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4197

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