1er septembre
Il y a un plaisir de lecture dans le tirage limité d’un ouvrage qui a quelque chose de coupable : je profite d’un luxe que peu pourront s’offrir. Parce que la matière est rare. Il ne s’agit pas du plaisir du bibliophile ou du collectionneur. Il s’agit de ce dire : la personne qui a écrit ce texte a choisi de n’en imprimer que 500 exemplaires, et j’ai la chance d’en avoir un entre les mains. Je le lis. J’y trouve de l’intérêt et j’y prend du plaisir. Merci. Il faudrait rendre les livres rares. Interdire les gros tirages qui répondent aux phénomènes de masse. Créer de la rareté, et donc de la valeur. Qu’on ne puisse imprimer plus de 500 exemplaires de chaque livre. Que chacun ne soit pas plus cher, mais profite totalement à l’auteur. Un monde d’auto-édition à tirage limitée. Seuls quelques chanceux auraient mis la main sur un chef d’oeuvre. Le prix, aussi, serait bloqué, et toute spéculation sur le livre prohibé. Tout profit interdit. Est-ce qu’on peut imaginer un monde sur cette base ? Science-fiction. Mais je suis au milieu d’un livre rare, 500 exemplaire tout juste. Un livre qui aurait sa place dans cette fiction.
2 septembre
Comment échapper au livre que je risque d’écrire si j’applique des méthodes ? C’est-à-dire, un livre qui, à partir des deux ou trois idées que j’ai, pourrait être écrit par n’importe qui connaissant la syntaxe, le rythme, et la notion d’arc narratif. Grosso modo, cela devrait suffire à modeler, construire, assembler, un petit bouquin correct, avenant, poli. Rien qui crisse sous la dent, aucun son de craie rayant le tableau noir, rien de saillant qui griffe. Le héros ferait un voyage, un méchant serait puni, et, à la fin, il y a un mariage et beaucoup d’enfants. Quelques intrigues secondaires permettraient d’épaissir un peu le volume, de proposer un ou eux points de vue complémentaires. Ce serait formidable. Mais quand est-ce qu’on écrit là-dedans, pardieu ?
3 septembre
Posé près de moi, La Maison vide de Laurent Mauvignier (Minuit). Le livre bénéficie déjà de critiques élogieuses. 750 pages d’histoires de famille autour d’une maison, cela pourrait me rebuter. Long. Et puis, les maisons qu’on vide, ce n’est pas forcément ce que j’ai envie d’explorer. On a tous déjà donné, ou on donnera. De mes propres histoires de famille, je laisse les souvenirs s’évaporer. Alors celles des autres. Mais il y a l’écriture. Et là, Laurent Mauvignier lève toutes les réticences. Rien que pour ce talent de tordre le cou à la narration chronologique, et pour ces phrases qui tombent aussi bien qu’un costume sur-mesure. On prend. Je n’ai lu pour le moment, c’est vrai, que les premières pages. Mais c’est déjà tant.
4 septembre
Je n’écris pas, je raconte. C’est plat, sans intérêt, ça ne dit rien sur la langue. J’enchaîne les paragraphes pour faire avancer une intrigue et c’est désolant. Ce ne sont pas les mots qui portent le texte, mais la nécessité que le personnage passe par telle ou telle étape, et la marquise sortit à cinq heures. Voilà où j’en suis rendu. Pitoyable marionnettiste. Ce n’est pas au niveau. Et je suis dans cette bouillasse depuis des jours. A vouloir des personnages, à vouloir de l’action, à vouloir une histoire. Mais ce n’est pas la bonne option. Tout reprendre à zéro ou poursuivre et compter sur la réécriture ? Je ne sais pas si je saurais faire. Marasme, oui. Je tiens un (pas trop) mauvais roman de gare, sans doute. Mais ce n’est pas ce que je veux écrire. Pire, ça ne m’amuse pas, je n’y prends pas de plaisir. Il n’y a pas de flow, rien. Un truc mécanique, des mots qui se suivent. Une horreur.
5 septembre
Tout semblait bloqué hier matin, tout semblait débloqué en fin de journée. Une sorte d’euphorie au moment du « et si je faisais comme cela ? » Je tourne autour du texte depuis fin juillet, avec plusieurs fois l’impression de tenir quelque chose. Pour ça que je ne lâche pas. Il y aura sans doute d’autres découragements. Et, à la fin, espérer que tout semble évident.
6 septembre
Grosse journée d’écriture hier. Avancer. Avancer coûte que coûte. Pour voir ce que ça donne. Découvrir l’effet de masse, quand la structure prend de l’ampleur. Est-ce que l’idée fonctionne à une échelle supérieure ? C’est un enjeu : il va falloir que ça tienne sur 200 pages, peut-être 300. Est-ce que ça fonctionne sur 30 ou 50 ? Peut-être que c’est écrit pour rien ? Non, jamais. Ce sera, au moins, éliminer une option, chercher une autre voie. Mais peut-être que ça tient. Persévérer.
7 septembre
J’ai planté un hortensia dans le jardin. C’est un signe fort. Hier, ce premier samedi de septembre, j’ai accompli un geste qui relie passé et futur. L’hortensia est la plante qui marque deux lieux d’enfance, deux lieux à forte émotion, deux lieu disparus, vendus à la mort de leurs propriétaires. Si je devais citer ma plante préférée, ce serait celle-là. Une forme de nostalgie horticole. Surtout, planter, c’est imaginer le volume de l’hortensia dans trois ou quatre ans, et même un peu plus tard. Cela veut dire se projeter. Et, ça, c’est un signal fort. On ne plante pas d’hortensia en pleine dépression. Il faut un minimum d’optimisme et d’espoir.
8 septembre
S’en tenir aux faits. Le ciel était rose hier, au coucher du soleil. La température est de 24° dans la pièce. Dehors, un jardinier dont je ne sais rien taille quelques buissons. Une perceuse dans un appartement voisin. Ces faits qu’on peut creuser, préciser, affiner, constituent la base, d’abord insignifiante, d’une description du réel. Jusqu’où pourrait-on aller, à partir de ces simples éléments. Sans doute, en tirant le fil, jusqu’à décrire le monde entier.
10 septembre
Je lisais Cioran à 20 ans. La question du (non) sens de tout cela n’est pas nouvelle. Que j’ai parfois eu la faiblesse de reprendre confiance, soit. L’espoir est une drogue. Ses effets euphorisants ne sont que temporaires. La descente est parfois brutale. Mais on en redemande. Encore une dose, s’il vous plaît. Encore une fois. Un trip, et, pourquoi pas, une overdose d’espoir…
11 septembre
Parler d’écriture, hier, interrogé en public par l’éditrice. Dire ce que c’est qu’écrire, et comment ça se fait. Ce que j’ai mis dans les livres. On parle plutôt rarement de l’écriture, là, c’était le cas, et c’était bien d’en parler. J’ai pu dire l’importance de l’ambiguïté dans mon travail, et pourquoi c’est pour moi ce qui distingue l’écriture littéraire d’une écriture fonctionnelle. Raconter l’écriture depuis toujours et pourquoi si tard la littérature publiée. Répondre aux questions, c’est aussi formaliser ce qui ne l’est pas toujours. Aimer ça, expliquer, parler, raconter le travail d’écriture.
12 septembre
Croire en la possibilité d’autre chose.
13 septembre
Ecrire chaque jour. Ne pas trouver à chaque fois le ton, ni le rythme. Manquer de justesse. Mais chercher. Ne pas renoncer à ça. Vouloir la phrase, et redouter de raconter plus qu’écrire. Redouter de dire. Creuser un peu plus loin que la surface. Gratter au moins. Et m’y casser les ongles et les dents. Mais écrire. Savoir que ça vient de ce bureau en bois marron, penché sur le cahier de poésie à 7 ou 8 ans, déjà. Eprouver les mots. Eprouver le rythme. Savoir que j’écrivais la même chose à 16 ans qu’aujourd’hui. « Je voudrais écrire, mais je ne sais pas sur quoi », ai-je entendu quelqu’un me dire cette semaine. Peu importe. Ecrire. Le reste adviendra.
14 septembre
Il y a le mot panier. C’est un mot vide, tant qu’on ne le remplit pas de tout ce qu’il pourrait contenir. Me viennent plein de paniers. Le marché de l’enfance. Les paniers des grands-parents, qui étaient souvent des sacs. Le mot, si l’on se penche dessus, sans regarder ni le dictionnaire, ni l’étymologie, rien, c’est quoi ? Qu’est-ce que cela évoque ? Quels paniers l’on a croisés ? Ecrire, c’est parfois simplement ça, vider le panier de tout ce qu’il a transporté, de toutes ses promesses. Je sais qu’on y trouvait emballé dans le papier les morceaux choisis du boucher, la botte de poireaux et celle de carotte, — liées par un brin de raphia ? Première fois que j’écris le mot raphia, je pense. Longtemps, très longtemps, que je ne l’ai pas utilisé (j’ai dû vérifier l’orthographe). Dans le panier, ce qu’on lie de brins de raphia. Le bouquet d’oeillets. Il y a le mot panier, qu’on prend comme il est, vide, et apparaît un multicolore bouquet d’oeillets. C’est ça, écrire.
15 septembre
Quelques fois me retrouver bloqué, encore, deux ou trois ans en arrière. Alors non, me projeter un an en avant, c’est possible ? C’est ce qui change. Dans un an, quel livre, quelle ambition, quel espoir ? Des souvenirs, des cauchemars, bien sûr. Mais ce que sera septembre 26 se prépare aujourd’hui. Il faut se mettre au travail.
16 septembre
Nous vivons dans nos rêves avec celles et ceux qui ne sont plus là, pris par le temps ou la distance mais toujours présents. C’est parfois tout ce qu’il reste d’une personne aimée, ce fantôme qu’on convoque presque malgré soi et qui vient nous sourire, une fois encore, dans une nuit de réconfort.
17 septembre
Quels mots contre la folie des hommes ? Tous. Il les faudrait tous. Qu’on n’en interdise aucun. Tous en foutoir de barricades, en chemins tracés dans les landes, en toits pour protéger des orages, en éclats de rires, en bras ouverts. Il faudrait le mot liberté, le mot pot-au-feu, le mot savamment, le mot bananier. Les autres. Tous les autres en alvéoles où se pelotonner, en tapis moussus, en couettes chaudes. Les mots pour combattre celles et ceux qui voudraient les effacer, à coup de phrases, de vers, de métaphores. Les mots qui se tiennent la main mieux que les hommes, en guirlandes de lampions étincelants. Le mots merde, le mot putain, le mot salaud. Les mots qui disent tout, dans le désordre et rangés quand il faut. Les mots, foudieu, rien que les mots. Et les donner tous pour se parler.
18 septembre
Qui sait encore ce qu’est un vilebrequin ? Le mot lui-même a un côté suranné. C’est pourtant, plus qu’un couteau, l’image qui me vient lorsque je cherche les mots pour dire le désespoir amoureux : le vilebrequin qui tourne lentement, s’enfonce dans le cœur, réduit la chair à rien. On utilisait le vilebrequin avant la perceuse électrique. Et peut-être encore dans certains métiers. Tourne, tourne et réduit à rien les chairs dévastées.
19 septembre
Parfois, prendre un mot, se plonger dans tout ce qu’il évoque. Ce matin, le mot dévaster. Un verbe. Au figuré, ce qu’être dévasté veut dire pour un homme. Ruiné, détruit, anéanti. Directement du latin. Quel lien avec vaste ? Sans doute aucun. Pourtant, c’est là aussi : dé-vasté. Le grand, l’étendu, le nombreux réduit à rien. L’espace rendu au trou noir. Repli de soi sur soi et disparition des horizons. C’est cela être dévasté : retourné au néant. L’on n’en sort jamais vraiment ; ça colle aux guêtres. Je suis dévasté, tout ce qui faisait perspective a disparu. Être dévasté, forme passive – comment faire autrement ? On a le nom des coupables, on ne les dit pas, puisqu’il n’y a plus d’espace pour cela.
20 septembre
Ouvrir grand les fenêtres pour entendre tomber la pluie, sentir l’air frais, les cris de deux garçons sur un cour de tennis. Respirer. Ecrire.
21 septembre
Certains matins résonnent dans le vide.
22 septembre
Hier au théâtre de l’atelier, L’Événement d’Annie Ernaux, interprété par Marianne Basler. Des spectatrices sortent à la description de l’avortement. Le fœtus, le cordon, la mécanique des choses insupportable ? C’est la grande force du texte. Et un rappel salutaire de ce que c’est que ne pas laisser la liberté aux femmes de disposer de leur corps. Annie Ernaux dit comment le désir de maternité est né de cela. Comment elle a fait de son corps le champs de bataille de l’inégalité sociale. Le texte est dérangeant ? C’est la force de la littérature. La force du projet littéraire d’une vie. Les mots, partie intégrante du combat.
24 septembre
Passé les derniers jours avec Perec. Court texte à finir d’écrire. Et Roland Barthes et ses Fragments d’un discours amoureux. Il y a un lien. Ce qui déconcerte : la distance entre l’amour de Barthes, et le Ils appellent ça l’amour de Chloé Delaume, écoutée lundi soir à la maison de la poésie. Dont on retrouve l’illustration dans le personnage de Panisse, vu hier soir dans le Marius de Joël Pommerat, hier soir, au Théâtre du Rond-Point. Violence patriarcale ou sentiment sincère ? En quelques jours, tous les mouvements de balancier.
25 septembre
Avoir, en vrac, la quantité de texte nécessaire au manuscrit du petit livre. C’est comme la boule de terre glaise du sculpteur. Toute la matière est là, et peut-être on commence à deviner la forme, mais ce n’est encore que la potentialité d’un résultat. Tout peut bouger, tout doit bouger. Il faut y mettre les mains, façonner, préciser. Alors, on verra peut-être exactement ce qui se cache pour le moment derrière l’amas.
26 septembre
Noter qu’on compose un poème, comme de la musique. Parfois, on compose un roman aussi. Ce n’est pas écrire. Quoiqu’on puisse écrire une chanson. Et même de la musique. On pourrait employer l’un pour l’autre ? Écrire ou composer ? Qu’on parle de la composition d’un roman, on n’évoque pas son style. Il faudrait ouvrir un dictionnaire. Et répondre à la question : écrire ou composer ?
30 septembre
Elle s’est tenue droite au milieu de la scène du Théâtre de la Ville, à Paris, le temps d’une longue standing ovation. Droite et digne. Droite et émue. Elle, c’est Yarina Chornohuz. Grande blonde à dredlocks, membre d’une unité de marines de l’armée ukrainienne dont elle est la seule femme, pilote de drones, engagée depuis 2018, en première ligne pour défendre son pays. Elle, c’est Yarina Chornohuz, vétue de kaki, poétesse honorée du prix national de la littérature ukranienne (le prix Taras-Chevtchenko), dont le recueil « C’est ainsi que nous demeurons libres » vient d’être traduit par Ella Yevtoucgenko et Frédéric Martin aux éditions du Tripode. Elle vient de répondre aux questions, pendant une heure trente, et de lire ses textes, en français et en ukrainien. Autour d’elle, son éditeur, Frédéric Martin, l’ancienne ministre de la culture Rima Abdul-Malak, la journaliste Florence Aubenas. En étendard, la force de ses textes, leur puissance, la langue ukrainienne qui se lève face au russe, la poésie pour dire la solitude de la combattante, la mort qui peut surgir n’importe quand, l’amour, la beauté d’un pays, sa force, son courage, son engagement. On ne résume pas un poème. On le lit.