1er novembre
48 heures avant le départ pour 4 semaines de résidence à la maison Julien Gracq. Prendre une décision. Emporter ou ne pas emporter de livres ? Il y a là-bas une bibliothèque qui me sera accessible. Celle de Gracq, additionnée des publications des résidents antérieurs, et d’autres livres encore, choisis un à un. Largement de quoi lire, de quoi découvrir. La seule raison ? J’animerai sur place un atelier d’écriture. Comment faire sans les livres, au moins, pour ça. Et si je faisais confiance au déplacement pour trouver, sur place, ce qui conviendra aussi à l’animation. Je crois n’avoir pas encore décidé. Mais je crois aussi que me poser la question c’est décider un peu, déjà.
2 novembre
Je repense à ce qu’on m’a fait traverser et qu’on aurait dû m’éviter. Rien qui justifie ça. Et, alors que tout va de mieux en mieux, il reste cette béance. Au fond de cette béance, tapis dans l’ombre, leurs visages, leurs mots. C’est flasque, poisseux, mortifère. La honte suinte toujours aux parois. Et mon incrédulité encore : comment ont-ils pu ? Il n’y a pas de jour où je n’y pense pas. Cela viendra.
3 novembre
Départ. Arrivée. Faire et défaire la valise. S’installer. C’est le programme de la journée. Transhumance pour quatre semaines de résidence. Écriture. Rencontres. Ce que ça va changer. Léger parfum d’inconnu. Ce que va produire le lieu sur moi. Et l’emploi du temps officiellement libre, à de rares exceptions près exceptions. Rapport au lieu, rapport au temps, rapport à l’écriture.
Donc non. Ce n’est pas pour aujourd’hui. Incompréhension. Mauvaise communication. Le départ est demain. A la gare, au bout du quai, au moment du contrôle : monsieur, votre billet est pour demain. Ah… alors attendre.
4 novembre
Il y a eu ce faux départ un jour de plus à Paris. C’est pour aujourd’hui. Je pourrais écrire le même paragraphe qu’hier matin. Pourtant non : c’est différent. Il s’est déjà passé quelque chose. Quelque chose a été déplacé. Il faudrait des mots pour dire la différence. Des mots qu’on ne trouve pas. Des silences. Des non-dits. C’est presque. Presque pareil. Presque le même jour. Presque le même départ.
5 novembre
Maison Julien Gracq. Conditions d’écriture idéales. Aucune excuse ici pour ne pas se concentrer sur le texte. L’espace, le temps, les paysages, le silence, tout conduit à la page. Repris hier quelques paragraphes, rempli les placards pour les prochains repas. Je me lève et il fait encore nuit. Rien d’autre au programme qu’écrire et lire. S’en est presque intimidant. De mon bureau, au premier étage, on voit passer la Loire. Si je lève les yeux au dessus de l’écran, c’est ce bras de fleuve que je vois et, derrière, les peupliers de l’île batailleuse auxquels s’accrochent, pour quelques jours encore, quelques feuilles. Écrire et lire. Dans le silence.
6 novembre
Bien avancé hier. Échange avec l’éditrice. Pistes de travail. Du bureau vue sur Loire à la table de l’appartement, sans contrainte horaire ou sociale. Que soi et le texte.
7 novembre
Lu GPS, de Lucie Rico (en résidence en octobre à la Maison Julien Gracq). Le livre m’intriguait, avait eu de bons échos dans la presse, et cette option ne me semblait pas si éloignée d’Autoroute. Évidemment les deux livres n’ont pas grand chose à voir (rien). La folie de GPS est prenante. Dans quel monde vivons-nous ? Là est la question. Peut-on faire de la littérature avec des coordonnées ? Oui. C’est déstabilisant ? Absolument. Peut-être pour ça que c’est de la littérature.
8 novembre
Ce qui se passe en résidence, c’est aussi ce qui ne se raconte pas. L’ordinaire d’une soirée entre trois auteurs dans une cuisine. La machine à café qu’on nettoie. La machine à laver qu’on relance. Le presque rien. Des rires. Et c’est un bon moment, avant que chacun chacune retourne vers son ouvrage lourd des poids qu’on remue seul, d’une phrase à l’autre.
9 novembre
Dimanche en résidence. Nous ne sommes que deux dans la maison de Julien Gracq. Rien d’autre que le texte. Rien qui nous oblige à rien.
10 novembre
Je suis casanier. Je ne sors pas de la maison. Je lis peu. Je dors bien. Je passe la plupart du temps en tête à tête avec le texte. Peut-être comme un peintre face à sa toile. Retouche après retouche. Et longues périodes d’observation. C’est nouveau. Prendre ce temps.
11 novembre
Je dois lancer une réécriture en profondeur. Le texte résiste. Il lui manque des éléments de progression. Trop collé à la façon dont il a été écrit, sans penser assez à l’évolution du personnage. Il est trop statique parce que le dispositif était trop statique. C’est une erreur de dispositif : le personnage n’évolue pas dans le temps de la narration. Plein de choses à garder mais des retouches à faire et des parties à revoir en profondeur. Mettre les mains dans le cambouis. Je suis dans les bonnes conditions pour ça.
12 novembre
Appuyer en un point du texte, écouter ce qui craque, ce qui grince. Est-ce que ça doit craquer ? Grincer ? Que faut-il ajuster ? J’ajoute plus que j’écrème. Je modifie. La structure est touchée : ce ne sont pas de simples retouches. Il faut ménager des ouvertures, dégager des ouvertures, garder l’émotion intacte. C’est un livre. Pour moi près de 200 pages qui doivent tenir ensemble et emporter d’un point à un autre. Un ensemble dont les déséquilibres soient maîtrisés. Même si je sais qu’à la fin on lira autre chose que ce que j’aurai écrit.
13 novembre
10 ans des attentats. Ce que ça remue même si de très loin. Pourtant, c’est écouter et entendre les victimes qui me malaxe le cœur et les poumons. De savoir, toutes proportions gardées, ce que j’ignorais il y a 10 ans, sur ce ça fait, la douleur psychologique, me rend le moment plus difficile. Que peut-il y avoir en commun, pourtant ? L’incompréhension, peut-être. D’avoir longuement travaillé avec une victime aussi. Je ressens. C’est là, sous-cutané, l’absurde et l’arbitraire. Je crois que ces deux mots là résument bien d’où vient la douleur. Et comprendre ce que ça représente lorsque tout est différent après que d’autres ont choisi la violence. Je crois pouvoir dire que je comprends la part d’indicible, d’absurde et d’arbitraire. Ce n’est pas tout. C’est déjà lourd.
14 novembre
Il faut bien faire des choses. On ne peut pas se contenter d’heures creuses, inutiles. De l’attente. Il faut bien faire quelque chose de ce qui se produit. On aimerait parfois que non, que les choses se suffisent à elles-mêmes. Se contenter, c’est déjà trop dans un seul mot. Pourrait-on s’indifférencer ? Inventer un mot pour n’être plus obligé à quoi que ce soit…
15 novembre
Replonger dans le carnet. Juillet 2023. Premières notes qui annoncent le texte en cours d’écriture à la Maison Julien Gracq. Si il n’y avait ces notes, il n’y aurait pas cette écriture. Les notes qui sont d’observation : on retrouve les scènes qui deviendront fiction, et une part de l’émotion qui est le combustible de la narration. Il y a dans les notes une part du réel brut. Pour ne pas oublier, pour mémoriser. Le deuxième semestre de 2023, le semestre de la chute, le semestre au profond de la dépression et où la violence extérieure aura atteint son apogée… beaucoup de notes. Me replonger dans le pire pour écrire. Il y a une nécessité à transformer tout cela en littérature, à inventer à partir de ce matériaux. C’est du charbon rapporté de la mine, de la poussière noire. Il faut presser fort pour espérer un éclat de diamant brut. Une écharde de cristal. Ce serait déjà beaucoup.
16 novembre
Écrire un paragraphe, en ressortir essoufflé. Littéralement. Écrire sur le temps long de la résidence, par fulgurances, parfois seulement quelques lignes. Et devoir m’en remettre avant de m’y remettre. Tenter de trouver une intensité, une densité, une sincérité dans l’invention. Tout ça en évitant le ridicule, le mélo. Tenter, au moins.
17 novembre
Retrouver une forme d’enthousiasme avec les projets autour de l’IA. Un roman en co-écriture avec l’IA, publié en épisodes. Et un autre avec l’IA et des auteurs et des autrices. Deux façons très différentes d’avancer mais qui vont me permettre de mettre en pratique des choses, de voir ce qui fait écriture et ce qui, peut-être, fait littérature. Et de l’enthousiasme, donc : qui réveille tôt, prend de la place, tourne vers l’avenir. Un effet secondaire de la solitude obligée de la résidence ? Peut-être bien.
18 novembre
J’ai terminé hier la relecture réécriture du roman en cours. C’est une bonne chose. Il faut que ce texte soit derrière moi, que je passe à quelque chose de plus léger, de plus ludique. Les projets avec l’IA sont de cette nature. Expérimentaux. Signe que les forces en jeu se modifient : je n’arrive plus à écrire dans le Carnet d’écriture public ; je commence des textes mais ça se grippe, ça coince. Ce n’est pas la première fois depuis juin 2023. Mais j’ai la sensation que quelque chose a changé. Est-ce lié à ma solitude en résidence depuis 15 jours ? J’ai très peu d’interactions, aucune interaction négative. Pas de préoccupation autre qu’écrire. Et le roman qui se termine. Qu’est-ce qui joue ? Qu’est-ce qui se consolide ? C’est positif, je crois.
20 novembre
Je sors la tête du manuscrit. J’y ai plongé, j’y ai bougé des choses. C’est presque rien, parfois, c’est essentiel, ailleurs. Ne pas perdre l’émotion en effectuant les réglages. Des retouches. Suis-je satisfait ? Presque. Il manque encore un truc. Je ne sais pas encore quoi. Je me donne quelques jours pour trouver.
21 novembre
Préparer un atelier d’écriture pour des CM2. Prendre la mission très au sérieux : ce qui peut changer à cet âge là, en deux heures, est énorme. Qu’ils prennent un peu de confiance et de plaisir à créer avec des mots, qu’ils sachent qu’ils en sont capable. Et qu’on s’amuse.
23 novembre
Rencontré hier avec le collectif de lectrices et de lecteurs 68 premières fois. Avec quelques autrices et auteurs aussi. Participation à une table ronde. Bonheur d’avoir été lu. De rire, de faire rire. Sentiment que la légèreté est compatible avec va la tragédie.
24 novembre
Relire Le Bateau ivre et s’apercevoir que tout est déjà là, toute l’histoire. Que Rimbaud a écrit précisément ce que j’ai pu vivre depuis 2022. Qu’on analyse différemment un texte selon ce qu’on a envie d’y lire, on le sait depuis l’invention de l’horoscope. Mais cette relecture n’en est pas moins troublante. Je glisse de strophes dans le livre en cours d’écriture. Je termine le manuscrit cette semaine, fin de ma résidence à la Maison Julien Gracq.
27 novembre
Est-il possible que des choses littéralement se dénouent ? C’est-à-dire : j’ai senti les muscles de mon dos, un à un, comme vriller sur eux-mêmes. Un noeud qui se défait. Une détente. Je sais précisément de quand date le premier noeud (violent, douloureux) : juin 2022. Un point profond comme un coup de poignard. C’est le dos qui parle. Ce coup profond resté sensible plus de deux ans. Mon dos crispé, peu de muscles pourtant, mais de bois brut. Je sais la pression de juin 22 à septembre 22, et la suite. On devrait toujours écouter son dos.
Et là, aujourd’hui, sentir les muscles comme autant de ressorts tendus depuis trop longtemps qui se défont… sentiment instantané qu’il vient de se passer quelque chose. Le corps parle. Ça y est, ça va. Ça y est, tu retrouves ton état, pas ton état initial, pas exactement, mais un état de forme à partir duquel il redevient possible d’envisager les années qui viennent.
Les muscles se sont dénoués en quelques minutes, comme autant de bulles qui crèvent la surface d’une eau bouillonnante. Sensation totalement inédite et surprenante.
Est-ce parce que j’en ai fini avec ce roman, donc avec cette histoire ? La concomitance ne peut pas être fortuite. Si je prends cette période large, ça aura donc duré, au total, trois ans et demi.
En espérant l’absence de rechute.
28 novembre
C’est donc la littérature qui sauve l’homme. C’est écrire, depuis toujours, la seule alternative à l’absurde ; la mienne. A 10 ans, à 16, à 25, à 55. Aujourd’hui. C’est ce qui aura rempli le vide. Pas que ça donne du sens, mais parce qu’il n’y a pas d’alternative. Je suis du texte comme d’autres de l’image ou de la musique. Je n’ai pas d’explication. Et pourquoi une explication serait utile ?
29 novembre
Si j’essaye d’être honnête, j’ai des explications. Aucune ne suffit, mais, s’enroulant les unes sur les autres en torsade, elle constituent un contexte favorable. Je suis l’héritier de multiples livres qui fabriquent un décor prégnant, ceux des grands-oncles, des grands-tantes. Les velléités des aïeux arrivées jusqu’à ma bibliothèques. Les membres de la famille que j’ai vu écrire. Je pourrais faire une généalogie des poètes et des velléitaires qui conduisent à l’enfant que j’étais, aîné de sa génération, à qui se transmet le flambeau avant les premiers mots. Chaque fois que je regarde ça, au dessus de mon épaule, je me dis que le terrain était fertile. Cela n’aurait cependant pas suffit. Je ne peux pas croire que cela aurait été suffisant. Mais c’était là.
30 novembre
Les autres nous contraignent à l’action. S’ils ne sonnaient pas sans cesse à la porte, s’ils ne cognaient pas au carreau, s’ils ne s’accrochaient pas, dans la rue, au pan de notre manteau, nous pourrions sans peine continuer de faire comme s’ils n’existaient pas.


