Journal – mai 2023

1/5/23

J’avance doucement dans l’intégrale des nouvelles de Philipp K. Dick. Quand je dis doucement, c’est que ces deux volumes font partie, comme quelques autres livres, des piles dans lesquelles je picore régulièrement, il y a les nouvelles de Julio Cortazar (on n’est pas si loin) et les Microfictions de Régis Jauffret, par exemple. Des textes qui se laissent prendre en main sur des périodes courtes, mais accompagnent pour longtemps. Dick, ce n’est pas l’écriture qui fascine (les moyens mis en œuvre sont limités), c’est l’anticipation. Les ficelles du fantastique sont connues, mais sa capacité d’imagination… Et toutes les fois où il tombe juste, ou si près.

2/5/23

Il ne fait aucun doute que ce que je lis influence immédiatement ce que j’écris. Je suis un écrivain caméléon. Plus exactement, plus ce que je lis est en phase avec ce que je veux écrire plus l’écriture est facile. Il y a le projet qui se repait de Vialatte et de Jauffret. Le rythme, la tournure d’esprit, la construction… Je ne sais pas si c’est mal, de reconnaître ça, s’il faudrait laisser penser que c’est moi, et moi seul, et ce dialogue avec l’amie imaginaire que serait l’inspiration. Non. C’est une histoire de rythme. Et je le retrouve ailleurs et il me berce quand j’écris, et c’est là que ça coule le mieux. Les mots descendent sur l’écran. Je ne regarde pas le clavier. Mais les lettres, une, puis une, puis une, et les mots qui s’affichent, et c’est comme un état second porté par les phrases. Ça dure vingt minutes peut-être, mais ça fait la journée. Ce rythme, cette aisance, ce moment où j’oublie la technique pour me laisser porter. La petite musique des autres derrière la tête qui donne le la, et tout qui défile. C’est juste ça, écrire : trouver l’impulsion et prendre la vague. Quoi qui détourne de ce mouvement, et c’est la chute assurée.

3/5/23

Date prévisionnelle de sortie, le 18 janvier 2024. Le livre sera alors disponible dans toutes les bonnes librairies. Le texte est prêt. Passage à la maquette, puis aux corrections finales. Plus qu’à attendre, en fait, et à relire une toute dernière fois. D’ici là, gros travail à mener sur le premier jet du suivant, qui n’attend plus que je m’y plonge allègrement. Au travail !, comme dit l’éditeur.

4/5/23

Les questions liées aux possibilités et à l’usage de l’intelligence artificielle : c’est au cœur des questions créatives. Concernant le texte, forcément puisque c’est toujours ma porte d’entrée. Dans la page même où j’écris ces lignes, j’ai accès, à tout moment, à la possibilité de laisser l’IA intervenir et allonger, raccourcir, changer le ton, rendre plus lisible, voire écrire à ma place. J’avais déjà un jeu avec l’autocomplétion (cette capacité du système à proposer le mot suivant que vous allez taper avant de le taper : ne jamais utiliser le mot proposé. L’écrivain doit-il se contraindre à n’écrire que ce que l’IA ne peut écrire ? Au risque d’être un jour rattrapé.

5/5/23

La certitude énoncée à voix haute qu’il ne faut pas aller trop bien pour écrire, qu’il faudrait aller mal, mais pas trop, tout de même, qu’il y a un équilibre de la douleur à trouver pour que naisse un texte qui ait du sens. J’ai dit ça. Je pourrais peut-être dire le contraire un autre jour. Mais les textes qui naissent dans cet équilibre de douleur sincère (que rien de la situation objective ne justifie, je veux bien le reconnaître, mais rien ne justifie non plus un bonheur béat et une bonne humeur constante), sont supérieurs à ceux qui naitraient dans un bonheur et une sérénité asséchante. Ce n’est pas qu’écrire soit une souffrance, c’est qu’une souffrance est nécessaire à l’écriture. Mais on peut s’amuser à partir de ça, c’est même indispensable.

6/5/23

Projet d’une série : des textes courts, amorcés toujours par la même formule. Ça tient sur le rythme, et, peut-être, l’émotion. Une série, par définition, c’est un domaine dans lequel ChatGPT pourrait tout à fait œuvrer. La même chose, mais pas tout à fait, un certain nombre de fois de suite. La supériorité de l’auteur humain peut sembler toute relative. Vaut donc de regarder ce que ça donne de demander à l’intelligence artificielle de tenter à partir de deux exemples de “copier” le dispositif. La version 3.5 est assez médiocre, et la version 4 à peine meilleure. Mais ça pose les choses : écrire n’a de sens que si on est plus pertinent, plus touchant, plus personnel, plus universel, plus efficace, plus en prise avec le monde que les copies pour l’instant ratées de l’IA.

7/5/23

La question de la phrase, de la phrase réussie, de ce à quoi ça tient. Sentiment d’avoir progressé, un peu plus qu’en mettant en œuvre quelques trucs faciles, mais en supprimant beaucoup. C’est à l’économie de moyens, en retirant de gras, l’inutile, pour mettre du rythme, des relances, des rebonds et, peut-être, une certaine élasticité qui autorise l’ampleur et les ruptures. Devenir capable de tenir la phrase sur la longueur et de casser le rythme. Peut-être que c’est juste ça l’écriture, et quelques assonances.

8/5/23

Visite au zoo. Des enfants qui, sans le moindre respect, prennent dans leur bras des chevreaux, les déplacent, et le rire des parents malgré les pancartes indiquant qu’il ne faut pas les porter, les bêtes, tout juste si l’on peut les caresser, et c’est déjà beaucoup. Mais l’enfant n’a aucune pitié, et qu’importe si la bête s’agite : elle ne se sortira du piège qu’en mâchonnant les cheveux de la petite fille qui, d’un coup hurlera et reculera en vitesse, au risque de la chute. Et qu’importe s’il est écrit sur la pancarte, aussi, qu’il ne faut pas courir.

9/5/23

Le rythme, quelques assonances, des allitérations. Et le sens. Ne pas oublier le sens. Rien que du superficiel, sinon. Il faut que la phrase prenne en profondeur et ses racines un peu plus loin enfoncées que ce qu’elle donne à voir. La Fabrique du pré, de Ponge, et si c’était ça : montrer ce qu’il y a sous la surface, les nœuds de radicelles qui font tenir la phrase, et le texte. Les racines inextricables qui font l’unité de l’ensemble. Dit comme ça, c’est du sérieux.

14/5/23

Dans une salle, vingt personnes, la plupart inconnues. Au moment de prendre la parole, se présenter, dire qui l’on est et assumer : “je suis écrivain”. Peut-être un détail, mais depuis toujours la certitude que cette désignation, c’est d’abord aux autres de la faire. C’est discutable, sans doute, j’ai toujours su que je l’étais, mais c’est bien aux autres de le dire, d’abord. Ensuite seulement l’assumer. Alors, c’est peut-être un détail, mais le dire comme ça, en pleine conscience, c’est aussi un pas (et décisif) vers le devenir pour de bon. Et après l’avoir dit, parler d’écriture.

15/5/23

Ne plus lire que deux ou trois pages par jour comme on n’écrirait plus que deux ou trois phrases. Minimalisme de l’activité littéraire. Penser qu’il en ressortirait tout de même quelque chose, et de pas pire que d’autres.

16/5/23

Je voudrais, lui avouerait-il, des souvenirs avec toi. J’écris cette phrase et l’accompagne de la photo de façade d’un lycée. Derrière une fenêtre, le squelette d’une salle de cours de biologie semble regarder la rue. Mais c’est la phrase qui m’intéresse. Je voudrais, lui avouerait-il, des souvenirs avec toi. Le sentiment d’une réussite, sur le moment, et c’est toujours suspect. Après une nuit de sommeil, ce matin, donc, je sais que la phrase est un roman entier, peut-être son titre. Je voudrais que nous ayons déjà vécu quelque chose, dit-il. Mais c’est trop tard, nous nous sommes ratés. Je tente une réécriture : “Je voudrais, avouerait-il, des souvenirs avec elle”. Pour un titre, allons au bout. Je voudrais des souvenirs avec toi. C’est sec. Il voudrait des souvenirs avec elle. Je tourne ça dans tous les sens, et ce tu qui revient, trop dur : Tu voudrais des souvenirs avec elle. La première version, peut-être, était la bonne. 

17/5/23

Limiter la qualité d’écrivain à la reconnaissance par ses pairs, c’est indiquer qu’écrivain est une construction sociale. Je le fais le plus souvent, cela m’a empêché de me revendiquer comme tel et me permets de pouvoir le faire aujourd’hui. Mais c’est réduire la qualité d’écrivain à quelque chose d’extérieur. Une autre dimension existe, que je pourrais écrire de la façon : on est écrivain quand tout ce qui constitue la vie peut constituer du texte, et parfois l’inverse. C’est la dimension intérieure : ce que je vis, ce que je ressens fait potentiellement texte. Ce que j’écris fait partie de ma vie au point de la changer, au point de modifier mon rapport au monde et aux autres. C’est vachement sérieux, écrivain.

18/5/23

La prétention qu’il y a à penser que ce qu’on aurait à dire serait à ce point unique qu’on ne pourrait pas être remplacé par une machine qui le dirait aussi bien, sinon mieux est maintenant au moins aussi forte que la prétention qu’il y avait à penser que ce qu’on pouvait écrire avait le moindre intérêt pour les autres. La question n’est que dans la nécessité de l’écriture. En quoi je ne peux pas faire autrement. En quoi je n’ai pas le choix. En quoi la vie serait impossible si je n’écrivais pas. Voilà, c’est peut-être juste là qu’on peut écrire.

19/5/23

Dans la maison de famille vide bientôt mise en vente, les bibliothèques devant lesquelles je rêvais, enfant. Il ne sera pas possible d’en sauver tous les livres et, sans doute, tous ne méritent pas tant d’attention. Mais, emporter quelques volumes choisis, un par un, et qui évoquent les disparus et les longues après-midi d’été, du temps où la lecture constituait le passe-temps idéal, dans l’ombre fraîche de la maison, ou lorsque la pluie interdisait les tours de jardin à vélo. Il fallait ces pages pour vivre les aventures qu’on reproduirait dans les circonvolutions complexes qu’on effectuerait ensuite entre le poirier (mort depuis) et les pommiers.

20/5/23

L’intelligence artificielle pourra-t-elle écrire mon journal ? C’est ce qu’on va finir par faire : lister ce qu’elle ne peut pas écrire. Mon journal, qui repose sur mes impressions de la veille, mes activités du moment, mes lectures, les points douloureux de mon corps, ma peur de vieillir. Ce journal qui repose sur du sensible et des expériences personnelles semble un lieu nécessairement préservé. Je vais tenter une expérience et donner à lire à ChatGPT les 6 ou 7 paragraphes des jours précédents. Ce que l’intelligence artificielle propose pour aujourd’hui (aucune retouche) : 

“Aujourd’hui, j’ai décidé de prendre le temps de contempler ces bibliothèques qui renferment tant de souvenirs. Les rayonnages, remplis de livres aux dos colorés et usés par le temps, semblent respirer l’histoire de ma famille. Chaque ouvrage représente une porte vers un monde différent, une évasion dans l’imaginaire. Je me suis assis dans un fauteuil près de la fenêtre, laissant les rayons de soleil caresser ma peau. Les pages jaunies et les reliures craquelées témoignent de l’âge et des multiples lectures auxquelles ces livres ont été soumis. Je me suis laissé emporter par les titres qui évoquaient des romans d’aventures, des recueils de poésie, des essais philosophiques et bien d’autres encore. Chaque livre est une porte ouverte vers un univers inexploré, un trésor à découvrir. Dans cette maison de famille qui sera bientôt vendue, je me suis promis de préserver quelques-unes de ces reliques littéraires, pour qu’elles continuent à raconter notre histoire, à transmettre notre amour des mots aux générations futures. Et peut-être, un jour, un de mes propres écrits trouvera sa place parmi eux, comme une nouvelle racine dans l’arbre généalogique de la littérature.”

Je pousse un peu l’expérience, et voilà déjà, selon ChatGPT, ce que j’écrirai demain : 

“Les mots murmurent dans ma tête, cherchant leur chemin vers la page blanche. Chaque phrase est une quête de sens, une tentative de capturer l’essence de mon être. Les histoires s’entrelacent, les émotions se déploient, et j’écris, insatiable, car c’est ainsi que je donne vie à mon âme.” (J’ai un peu de marge…)

21/5/23

Se lever et ne plus chercher à écrire, mais se poser la question de ce que l’on pourrait bien demander à ChatGPT. C’est qu’au lieu de produire un texte, au lieu de corriger un texte, au lieu de reprendre un texte, au lieu d’écrire, quoi, être tout à la curiosité de ce que l’Intelligence artificielle pourrait nous réserver. Est-ce que cela va passer aussi vite que c’est venu ? Cette envie de tester la bête encore et encore ?

22/5/23

La question des saisons, c’est-à-dire d’un cycle qui se renouvellerait chaque année. Le printemps comme une renaissance, et puis tac, tac, hiver et il revient et tout recommence. L’illusion que tout recommence alors que les saisons s’accumulent et que c’est chaque fois un peu moins une renaissance. Oui, relecture des premières pages de Nagori de Ryoko Sekiguchi. Cette vision de la vie imposée par le rythme des saisons, et c’est ça aussi qui vole en éclats avec le changement climatique : notre vision des saisons et donc une certaine vision de la vie. (Ou alors le printemps de l’enfance, puis l’été flamboyant de l’âge adulte avant l’automne et l’hiver terrible de la vieillesse et ses cheveux blancs comme neige). Dans chaque zone du monde des conséquences différentes sur la conception de la vie.

23/5/23

Civiliser La Murmuration. L’écriture initiale, faite de blocs de 3000 signes qui se succèdent, a quelque chose d’étouffant à la lecture, comme une apnée, une oppression. Cette forme en bloc est la forme de l’écriture, et cette oppression, cette apnée, c’est bien comme ça que je l’ai écrit, et c’est bien ce que je ressens. Mais. Il y a un mais. Est-ce que c’est jouable à la lecture ? Ce qui s’imposait à l’écriture est amendable. Cela se tente au moins : permettre au lecteur de respirer. Ne pas lui imposer la douleur des poumons qui se figent. En tout cas, édulcorer un peu et trouver un souffle qui permette d’approcher la sensation sans s’y noyer. On va essayer et voir ce que ça donne. Travail des prochains petits matins.

27/5/23

Voilà, c’étaient quelques jours de travail, La Murmuration. Toujours la larme à l’œil à la fin… est-ce que ça produira ça aux autres ? Est-ce que ça peut être un objectif en littérature ? Ce n’en était pas un, là. Mais c’est là.

Et maintenant, j’écris quoi ?

30/5/23

Lu Les débuts, de Claire Marin, sous-titré “Par où recommencer ?”. Et ça parle de la vie et de la littérature aussi. Recommencer à vivre, commencer quelque chose, la beauté d’un début suspendu, et le droit à tout recommencer. Et comment l’on commence un livre, comment l’on commence à écrire. Et comme c’est la même chose un peu, ou pas du tout, puisqu’un livre que j’écris, c’est moi qui choisis le début, alors que la vie, je fais avec. Ceci n’est pas un résumé. Mais j’aime la beauté de ces débuts qui ne vont pas plus loin, et qu’on saurait suspendre en équilibre au moment précis où tout autre choix leur retirerait leur superbe.

31/5/23

Le détachement. La prise de distance. La sérénité. Quelque chose du zen qui permette d’oublier la destination pour profiter du voyage. Une forme d’idéal de quiétude. Allez, ça va bien se passer, ça se passe bien, et ça ne fait que passer. L’horloge avance de 23 minutes ce matin, presque 24. Le silence et juste le mécanisme, le balancier. Et, de temps à autre, une voiture qui passe. La fréquence va s’amplifier, le brouhaha gagner. Mais, là, c’est le calme. Tenter d’en faire partie. Ce n’est pas comme ça que je peux écrire.

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