30 – Sourire

L’homme chantonne sous la douche et sourit au miroir. Il a lu qu’il suffisait de ça. Sourire rend heureux, en gros caractères sur la page entraperçue d’un magazine à la lumière hésitante du néon du sous-sol, entre une boîte de haricots rouges à moitié vide et des épluchures de pommes de terre oubliées dans le local à poubelles. Une sorte de saut périlleux de la logique, d’inversion des causes et des effets, d’équivalence des propositions. Sourire, bonheur, bonheur, sourire. L’œuf et la poule du moral des troupes. Les imbéciles heureux sourient en permanence, et ils ont l’air de s’en bien porter. L’homme consacre donc sa journée à la tension des zygomatiques. Il a envisagé d’abord de trouver une raison naturelle à sa bonne humeur. Exploser tonitruant aux saillies d’un humoriste professionnel ? Ils sont payés pour ça, oeuvre de salut public. Encore faudrait-il en trouver un drôle. A la télévision, ils passent en boucle les mêmes blagues éculées, les sketchs usés, les réparties déjà placées. L’homme reste de marbre. Dans les livres, ils ressassent de page en page les jeux de mots scabreux, les situations téléphonées, les intrigues prévisibles. Soit l’homme a tout lu, tout entendu, soit les ressorts de la pirouette sont usés jusqu’à la lie. Ah, la la… Oui, l’homme essaye de se faire sourire tout seul : avec un peu de chance, il pourrait même se trouver hilarant (saur). Mais peu importe, puisqu’il s’agit surtout de tirer sur les muscles adéquats. Les études prouvent qu’un sourire sans cause fait tout aussi bien l’affaire. Car l’homme a ramassé le magazine, et l’a lu en détail. Y compris la recette de la semaine (le gâteau courgette-chocolat, idéal en cas de pénurie de beurre), et l’horoscope chinois (sale moment pour les singes épris de liberté). Le cerveau est facile à berner, au bout de trente minute d’effort mécanique, cela irait déjà mieux. Il en a vite mal aux joues, mais c’est pour la bonne cause : s’assurer que la joie est à portée de commissure. Il en aura des rides à la fin de la journée, et des pattes d’oie pour marquer son regard mais il veut sa dose de plaisir. Infatigable sportif, marathonien de la bonne humeur, il aura tout donné. Le bonheur n’a pas de prix.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Retour en haut