La trace de son pied humide sur le tapis de la salle de bain : ce qu’il laissait, comme la buée sur le miroir dans laquelle il dessinait un cœur, et ce qui marque maintenant son absence de soldat parti au front. J’aimais la courbure de son pied, la plante marquée, et les points attendrissants de ses doigts, presque ronds. Il y avait dans la netteté de la trace, son humidité homogène, toute la sécurité d’une prise au monde franche et irrécusable. La marque de son passage, l’assurance de sa présence. Rien de plus triste que ce tapis de bain immaculé qui dit ses pieds meurtris par les kilomètres dans les bottes militaires et peut-être bientôt arrachés par une mine. Ses pieds mordus par le gel, ses pieds bleuis de cadavre abandonné sur une route d’Ukraine. Sur le tapis de bain, les seules traces sont celles de mes larmes qui s’évaporent de désespoir.
Tapis de bain, tapis de souris, tapis d’orient, tapis en laine de l’Atlas, tapis de judo, tapis rouge sur les marches des festivals, tapis déroulés sous les pas des empereurs, des rois, des plénipotentiaires, tapis volants des contes de mon enfance, tapis de feuilles mortes dans la forêt, tapis de neige sous mes skis, que ferions-nous sans tapis?
Accompagnant des personnes ayant un handicap mental à la douche, j’ai remarqué l’importance qu’elles apportent à leurs pieds. Ils vont à la recherche du tapis de bain pour s’épanouir sur une surface moelleuse. Alors une longue conversation peut s’engager. Même si je ne comprends pas toujours le sens d’un vocabulaire très personnel, j’arrive à relancer l’échange. Ensuite, la seule contribution qui m’est demandée, est de prendre la serviette pour essuyer le dos. Revenons aux pieds : après un séchage soigné, ils sont aussitôt recouverts des chaussettes, premier vêtement remis après la douche, vêtement qui ne sera enlevé qu’à la douche suivante, qu’au tapis de bain suivant.