L’homme a commandé une pizza. Pepperoni, sans anchois. Longuement il a hésité avec l’hawaïenne, mais de l’ananas sur une pizza ? Ou du chorizo ? L’homme pense qu’il faut s’en tenir aux valeurs sûres pour faire face à l’adversité sur des bases solides ; la tradition contre l’effondrement. Et pourquoi pas des merguez, tant qu’on y est ? L’homme désinfectera la boîte en carton à l’eau de Javel diluée, tamponnage prudent, mais efficace. Il se lavera longuement les mains et repassera la pizza au four, adroitement réglé sur le thermostat 7 : détruire toute trace éventuelle du virus dissimulé sous les tranches suintantes de charcuterie. Et tant pis si la pâte est un peu croustillante ; ce n’est pas ce que l’homme préfère, mais un peu de moelleux vaut-il de risquer sa vie ? D’un geste de la tête, d’un mouvement de la main répété, l’homme aura demandé au livreur de poser la pizza au sol puis de reculer d’un pas, d’un autre, d’un autre encore. Au moins. Ne pas partager les miasmes qui s’échapperaient malgré le masque, les gants, l’imperméable, l’écharpe, les bottes caoutchoutées. Le virus est sournois. L’homme aura retenu sa respiration durant toute l’opération, ni bonjour, ni merci, ni au-revoir, ni mais on ne s’est pas déjà croisé quelque part ? Pourtant… L’homme regrettera de ne pouvoir laisser un pourboire. Il ne le faisait jamais avant, mais là, il sent bien les gratouillis d’une culpabilité malsaine lui irriter le gros colon. Il ne faudrait pas que des aigreurs lui gâche le plaisir. La semaine prochaine, il collera un merci sur sa porte avant la livraison, et il prendra un supplément poivrons. Soyons fou. Ce sera peut-être un autre livreur, qu’il n’aura jamais vu nulle part. Qui sait s’ils résistent longtemps à cette vie au grand air ?