Journal – 1

26/10/21

Lire un peu tard, mais c’est la joie de n’avoir pas lu tout ce qu’il “fallait” lire que d’avoir encore à lire de telles choses, La Place d’Annie Ernaux. Plaisir des lieux arpentés en commun, comme se souvenir de Perrier, rue du Gros Horloge, à Rouen, où nos fourchettes à gâteau ont, à quoi, une génération d’écart ?, effrité les mêmes mille-feuilles, peut-être. C’est de l’anecdote. Mais lire La Place, et ce rapport du “je” de la narratrice au “il” du père dont il est question. Et ces questions de classes qu’on ignore lorsqu’on n’a pas à passer de l’une à l’autre. On est quelque part entre Albert Camus et Edouard Louis. Et ce travail sur le style abouti parce qu’ici il pourrait se faire totalement oublier si Annie Ernaux ne soulignait pas elle-même ce qu’il représente. Cette écriture plate sur laquelle on n’a sans doute pas fini de gloser et qui dit, en creux, c’est un comble, ce que l’ironie et la référence ont de violent pour qui ne les maîtrise pas. Il faut lire La Place, d’Annie Ernaux.

Noter quelque part les occurrences du mot “place” et de sa famille (“déplacer”)… et ce qu’elles disent au fil des pages. Sans doute cela a déjà été fait.

27/10/21

C’est quoi un atelier d’écriture ? A quoi ça sert ? Les questions d’une béotienne, qui n’a jamais participé, et à qui on a envie de dire à quel point l’expérience d’écriture en commun peut être formidable. Mais comment sont évalués les textes ? On est là, presque face à face, séparé par un écran. Et il faut répondre tout de suite. On n’évalue pas. Un texte n’est pas mauvais, un texte est parfois perfectible, il est toujours un pas de plus dans une démarche d’écriture, il est une option. Non, on n’évalue pas, en atelier d’écriture, on ne note pas. 8/20 reprendre la leçon ! Quelle horreur. Parfois, on ne dit rien. On peut. Parfois, on souligne une maîtrise technique, une image, un choix qui semble intéressant. Parfois, on montre une piste qui pourrait, mais qui est-on pour en être sûr ?, non pas améliorer, mais pousser plus loin la recherche. Et puis parfois on partage ses émotions, et toujours on entend dans les textes des autres participants ce qu’on n’a pas exploré, et ce sont autant de pistes qui s’ouvrent. A quoi ça sert, un atelier d’écriture ? A écrire. A écrire là où, peut-être, on n’aurait pas écrit sinon. Et écrire, à quoi ça sert ? A écrire. Et à force d’écrire, de texte, en texte, à se rapprocher de ce qu’écrire peut vouloir dire. Mais comment le savoir sans écrire ?

28/10/21

“Nous sommes des mobylettes bridées”, la formule de Clémentine Mélois est reprise avec délectation par Hervé Le Tellier dans un entretien vidéo. Bridées par la contrainte littéraire qui canalise les idées noires, le pessimisme, le lyrisme jusqu’au boutiste des deux oulipiens, et qu’ils préfèrent poliment ne pas exposer au monde. La contrainte littéraire qui leur impose le recul, l’humour, l’ironie. Si elles n’étaient pas bridées, les mobylettes feraient vrombir leurs 50 cm3 sur les avenues ombragées d’un désert sans espoir. Quelque chose comme ça (à ceci près que rien ne peut théoriquement être ombragé dans le désert). Quelque chose d’aussi ridicule que des mobylettes doublées avec fracas par de grosses cylindrées sur les Champs-Elysées. Les vrais, ceux de l’Enfer où séjournent les âmes des morts vertueux. Des mobylettes qu’ils ont choisi de se brider, considérant que c’était le minimum dû aux lecteurs. C’est comme un voyage d’adolescents au printemps, sous les cerisiers en fleur, alors qu’on n’est pas dupe : tout ça n’a aucun sens et va très mal finir. Et l’on s’en doute bien si l’on tend l’oreille. La mobylette parfois pétarade dans le crissement des pneus qui chauffent le bitume.

29/10/21

Il faudrait lire chaque soir quelques pages, avant de s’endormir. Une sorte de routine qui fasse infuser du texte pendant la nuit. Sur la table de nuit, des piles de livres et une lampe. C’est bien tout ce qu’il faut. Traverser Dallas dans l’Amérique fantôme de Brice Matthieussent (Arléa). Un récit de tournée d’écrivain invité pour parler de ses livres. Et Dallas, comme une ville hostile, pensée pour la voiture. La traversée impossible pour le piéton et les surprises au coin de la rue. Traverser Austin, aussi, et les contrastes. Là, c’est se perdre aussi mais dans la nature qui n’a rien à faire au cœur de la ville, pourrait-on croire. Repenser au Piéton de Paris, de Léon-Paul Fargue, lu il y a trente ans, et dont reste l’impression d’une nonchalance et qu’il n’y a pas besoin d’aller bien loin pour vagabonder, repenser au Livre blanc de Philippe Vasset, et se dire que ce seul point commun, la déambulation, c’est déjà bien des livres et depuis longtemps : on n’en finirait pas la liste. La littérature comme voyage. Si ce n’est pas du lieu commun, paradoxalement.

30/10/21

Deux fois La Robe et l’échelle, de Francis Cabrel. Pas la plus connue, mais sa chanson qui me touche le plus, en ce moment (ça dure depuis quelque temps, il y a vraiment quelque chose dans ce morceau). Des chansons de fin d’adolescence, autour des feux de camp, à celles de maintenant, il accompagne ma vie d’adulte avec une fidélité appréciable. Il est la bande son de quelques moments cruciaux, et ça c’est vraiment la vie privée. Des prouesses d’écriture auxquelles je suis plus sensible qu’à la technique musicale à laquelle je ne connais rien (je sais ce qui me touche, mais incapable d’avoir une oreille technique là-dessus, hors de mes capacités). Mais cette écriture. Cette économie de moyens. Cette justesse du mot choisi qui tombe juste. La Robe et l’échelle, et quelques autres. Il faudra lui reconnaître un jour qu’il n’est pas seulement un chanteur de plus et qu’il ne se limite pas à une audition distraite et familière au rayon surgelés. C’est quelque chose qu’on est quelques-uns à partager. 

31/10/21

Le journal quotidien ne peut pas constituer un projet d’écriture en tant que tel. Tout juste une routine, comme on dit aujourd’hui. Une routine du matin, comme d’autres font quelques pompes, une série d’abdos. Chaque fois qu’entrepris, le journal a cessé au bout de quelques mois, confronté toujours à deux difficultés. Celle d’avoir chaque jour à ajouter quelque chose d’un quelconque intérêt. Celle de trouver la distance avec moi-même qui convienne à l’exercice, en ce sens que si c’est pour parler de soi, l’impression de vite n’avoir rien à dire de plus intéressant qu’un autre, on revient alors à la première difficulté. J’ai quelque part le cahier à couverture rigide du journal de collégien. Ailleurs sur disque dur, le journal tenu autour de 24 ou 25 ans. Des journaux d’étrangers dans lesquels je me reconnais à peine. Je sais que les phrases sont de moi, mais elles n’ont rien à voir avec ce que j’ai le sentiment d’être aujourd’hui. La relecture en est toujours vertigineuse.

01/11/21

La tentation de l’indifférence, vous connaissez ? Ça, ou autre chose, après tout ? La lecture dominicale de Georges Perec m’a replongé là-dedans avec une forme de délectation.C’est Un homme qui dort. Récit écrit juste après Les Choses. Perec est attendu, forcément, après son succès, et il en propose comme un négatif avec l’histoire d’un homme qui s’en fout. Un gars qui traîne, joue aux cartes, seul, lit le journal exhaustivement de la première à la dernière ligne sans rien en retenir. Lorsqu’il mange, c’est pour se nourrir. Il y a de très belles pages, des scènes de rue en particulier. Évidemment, il se passe peu de choses. Mais cela nous renvoie à ce que nous sommes, et comment nous nous en sortons. Une belle lecture dont je me servirai pour le prochain atelier d’écriture (plein de choses à en dire). Le texte est écrit tout entier à la deuxième personne du singulier, et c’est pour beaucoup dans son caractère dérangeant. Dans une interview, Perec explique qu’il a essayé de l’écrire à la première personne, je, et à la troisième, il, et que ça ne marchait pas. On a du coup ce singulier Homme qui dort. Un film improbable en a été tiré, qu’on trouve facilement sur Internet.

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