A quoi sert la génétique littéraire ?

Dans un article, Pierre Assouline décrie « La mémoire vide des temps informatisés ». Il se fait le médiateur d’un cri du coeur du chercheur Pierre-Marc de Biasi, spécialiste de Flaubert et directeur de l’Institut des textes et manuscrits modernes. Un monsieur respectable.

Que leur arrive-t-il ? Ils se plaignent. Parce que les écrivains d’aujourd’hui, ces vilains garçons, ne gardent pas la trace de leurs ratures. Ils livrent des manuscrits propres, sans marques de leurs hésitations. On ne peut plus savoir comment ils en sont venus à cette phrase finale, quels mots ils auront biffés, quels paragraphes ils auront supprimés. Et tout cela, c’est la faute de l’informatique, qui ne respecte pas la vie privée de madame Michu en dévoilant ses parties fines sur Facebook, mais nous cacherait le passage de « blanc » à « limpide », de « limpide » à « clair », puis de « clair » à « grisâtre », qui, bien interprété peut nous expliquer comment a travaillé tel ou tel auteur du XIXème siècle.

ADN

Les différentes versions d’un texte sont pour les généticiens du genre une source de découvertes quasi inépuisable. Pierre Assouline le dit : « avec les archives encore inexploitées des XIXe et XXe siècles, les généticiens de la littérature ont de quoi s’occuper pendant quelques décennies ». On est rassuré pour eux.

N’allez pas croire que, de mon côté, je nie l’intérêt de la démarche. Se plonger dans les manuscrits est amusant, parfois enrichissant, et il faut bien passer son temps à quelque chose.

Mais il ne faut pas croire qu’à force d’imprécations, le monde redeviendra comme avant. Demander à l’auteur d’utiliser un traitement de texte qui garde en mémoire tout son travail, qui enregistre le texte s’écrivant ? C’est illusoire. L’idée n’est pas nouvelle, elle n’a jamais vraiment marché. En ai entendu parlé en 1993 ou 94*, il me semble. En 1995, les auteurs qui utilisaient le traitement de texte n’étaient pas si nombreux. Même si, déjà, on avait beaucoup expérimenté sur ce qu’on pouvait faire de littéraire avec ces machines.

L’écrivain a choisi une autre façon de travailler, et le chercheur peut toujours se morfondre : on peut penser que c’est à lui de s’adapter. Les traces ne sont pas moins nombreuses qu’avant. Elles sont juste différentes, et ailleurs que là où l’on avait peut-être l’habitude de les trouver. Dans ces brouillons sur les blogs, où il faut les saisir avant disparition.

Le monde change, le monde échange. Et ce qu’on ne trouvera pas dans trente ans en fouillant les poubelles des écrivains, disons à ces gens-là qu’on peut le trouver dès à présent ailleurs. Sur Twitter, sur Facebook, sur les blogs, dans les commentaires laissés par les uns sur/sous les autres.

Les écrivains (ceux qui vivent avec leur temps) n’ont jamais laissé autant de traces. Peut-être ne faut-il pas les laisser s’effacer. Peut-être faut-il les pister au fur et à mesure qu’elles apparaissent : se faire chercheur de ce qui se trame sous nos yeux, de la génétique des textes entrain de s’écrire au présent.

Il y a sur certains sites cette volonté de garder les traces des changements, dans les documents partagés, sur les wikis : des territoires de création pas totalement explorés.

Pierre Assouline conclut sans conclure : il se demande « pourquoi, avec le changement de médium, le goût de conserver la mémoire de son œuvre s’est perdu chez l’écrivain. »

Et bien, personnellement, on ne le connaît pas l’écrivain. On ne l’a jamais croisé. Il n’existe pas. Des écrivains, oui. Et avec des goûts différents pour les choses. Et qui ne se préoccupent pas tous, il est vrai, de leur gloire, de leur mémoire, ni de leur généticiens posthumes. Parce qu’ils écrivent des livres (ou des bidules qui s’en approchent), ils ne fabriquent pas des brouillons. Ou alors des brouillons perpétuels, jamais finis, toujours tendant vers de nouvelles versions…

Le monde est bien complexe.

Lire : La mémoire vide des temps informatisés, Pierre Assouline

Et pendant que j’écrivais, François Bon aussi, et c’est là et c’est plein de choses précises et intéressantes

* C’était le logiciel Genèse, de l’AFL. François Bon s’en souvient également, en le nommant.

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