41 – Expansion

Ce texte consiste en l’expansion d’une des microfictions du Catalogue 2022, décision prise de faire un texte long d’un de ces textes court après qu’un lecteur se soit plaint : « c’est trop court », dit-il. Je n’ai pas choisi le texte, mais lancé un appel sur Twitter pour qu’on me donne un nombre entre 1 et 42 sans préciser la raison. Le premier donné fut le 9, et c’est donc tombé sur un des premiers textes, celui dans lequel Rémi est confronté à deux steaks. J’ai repris le texte et lui ai donné un peu plus d’épaisseur. Cette expansion est publiée le jour de la 50e entrée du Catalogue 2022.

La viande, je la mange saignante. C’est-à-dire juste chaude, le sang précisément avant la coagulation, qui assure un moelleux, une tendreté que ne connaissent pas celles qui commandent « à point », ou pire, « bien cuit », comme s’il pouvait encore s’agir de viande. Le morceau de carne n’a plus rien à voir avec rien, et la faute de goût me ferait regretter de ne pas dîner avec une végétarienne qui au moins assumerait de ne pas aimer la barbaque. Ou bleue, parfois je la commande bleue, encore froide au cœur. La différence est infime, c’est l’affaire d’une à deux minutes de cuisson, selon la puissance du feu sous la viande. Lorsque le steak est trop fin, il est quasi impossible de réussir une telle cuisson : il y faut de l’épaisseur, celle qui, idéalement, permet de saisir le viande, de la griller sans que la chaleur n’atteigne le centre du morceau. Pour cela on privilégie parfois la côte de bœuf, mais rien n’y oblige, et de nombreuses pièces, parfois moins nobles se prêtent à l’exercice pour peu que le boucher ait su tailler dans la masse comme il convient, et c’est parfois même un onglet qui rissole avec conviction dans l’attente d’une compotée d’échalotes au Riesling du meilleur effet. L’onglet sera peut-être un peu difficile à trancher, la faute aux fibres du muscle, mais quel délice ! Il ne faut pas, en la matière, s’interdire d’associer la viande avec les épices et les sauces, selon l’inspiration du moment. Poivre de Sichuan, béarnaise, moutarde à l’estragon, crème de Roquefort, je n’ai pas de religion établie et la surprise des papilles est toujours bienvenue sans qu’il faille renoncer au classique tournedos Rossini lorsque l’occasion, trop rare, se présente d’une tranche de filet adéquatement saisie. Dans un souci de précision, certains utilisent un thermomètre prévu à cet effet, qu’on plante dans le morceau, et l’on retire du grill, ou de la poêle, juste au moment opportun, entre bleu et saignant. Je ne sais pas pourquoi on dit bleu alors que ce rumsteck est rouge. Une question comme on commence à s’en poser les soirs où il devient impossible de s’endormir et que ça tourne en boucle, et pourquoi ? Et pourquoi ? L’oreiller n’est jamais à la bonne place, on a des fourmis dans le bras, mal au dos, ou le voisin a décidé d’écouter sa musique à un volume pas tout à fait dérangeant, mais qui rend les basses légèrement perceptibles, et le boum bam boum lancinant, s’il n’empêcherait pas de dormir un soir normal, se révèle pour le coup aussi terrible que la torture chinoise de la goutte d’eau qui tombe sur le front du supplicié avec la même régularité de métronome que ce rythme électronique insipide qui traverse juste la cloison pour s’écraser là, à quelques centimètres du traversin. Je passe en revue toutes les incertitudes – cette robe est-elle verte ou bleue ? –, les ignorances – dans quel ordre les rois de France, Henri IV, François Ier, Louis XII ? –, les incompréhensions – comment a-t-elle pu laisser passer une occasion pareille ? Des heures durant je ressasse ces questions, et d’autres dont j’ignore les réponses, ou alors j’ai su, mais impossible de me souvenir, de retrouver le raisonnement. Quelque chose coince sans que je sache quoi et toujours la musique du voisin. L’esprit vagabonde. Quand je n’ai pas de bleu, je mets du rouge. C’est de Picasso, je crois. Pablo. La réponse à toutes les questions. On retrouve un peu partout cette citation, dans des dictionnaires, sur des sites web, dans des manuels de créativité. Mais il n’y a sa source précise nulle part. Je me demande d’où elle vient exactement. Encore une question. Pablo Picasso qui faute de bonne réponse considère un problème sans importance et une couleur en vaut bien une autre. Un gars qui devait aimer la viande, Picasso. Quand on peint la tauromachie avec autant de talent. Et le poivre (peut-être le piment). Ou Rossini. Un esthète, en tout cas, Picasso. C’est bien le moins. Je me demande si Pablo achetait sa peinture en promo, s’il attendait les soldes ou les fins de série, les rabais occasionnels. 18% de réduction sur le bleu ? Et hop, une période entière à peindre en monochrome. Va, cette année, ce sera du bleu. Pour le jaune, on attendra l’occasion. Depuis qu’on ne fabrique plus ses couleurs soi-même à partir de pigments naturels, l’histoire de la peinture se joue à peu de choses quand même : ce qui reste sur la palette, dans le tube, en tête de gondole. Restent les promos, et les problèmes de calcul que ça pose si vous en prenez deux, et trois au carré moins 18%, est-ce que l’addition est moins salée ? Il faut savoir compter. Et j’en suis là, en plein calcul mental alors qu’un quart de seconde plus tôt je discutais presque avec Picasso. C’est tout ça que je me demande, et je calcule le prix au kilo – les tables de multiplication sont bien mémorisées, et je retiens la date après laquelle il ne sera plus la peine de chercher la viande en rayon. Les promotions sont plus courtes encore que le délai avant la date limite de consommation. Reste qu’ils sont petits les steaks. Portion congrue, dirait-on. J’aime la viande. Je sais qu’une portion sérieuse c’est au moins 150 g. Cinquante de plus les jours de bombance. Il faut que ça remplisse l’assiette. Pourquoi me priver ? Je mangerai les deux. Mais du coup, c’est plus cher, non ?

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