Le bingo de la dépression

J’ai déjà publié ici un article sur la dépression. Celui-ci est donc le deuxième. Il y en aura peut-être d’autres.

D’où je parle ? Ecrivain, ancien journaliste, j’ai fait une dépression. Vu ce qui s’est passé ensuite, j’aurais préféré un AVC ou un infarctus, voire un cancer. A condition de m’en remettre, évidemment (ça, c’est ce que je dis aujourd’hui, au pire de la dépression, j’aurais préféré ne pas m’en remettre, mais c’est derrière moi). Mais on ne choisit pas. L’avantage de toutes ces autres pathologies sur les problèmes de santé mentale, c’est que les collègues voient à peu près quoi faire et comment réagir. Au moins, ils vous envoient des fleurs.

J’ai été journaliste pendant 25 ans, je suis écrivain. Pour moi, les expériences sont faites pour être racontées. Pas forcément les miennes, mais il se trouve que j’ai fait en sorte de rencontrer des malades et d’anciens malades, pour échanger des trucs et astuces de malades. On se pose des questions du genre : « Alors, toi, tes crises d’angoisses, elles étaient comment ? » Cela donne des rendez-vous sympathiques : au moins on peut parler sans craindre la réaction de l’autre. Et il est salvateur de comprendre qu’on n’est pas seul à traverser ce qu’on traverse.

De ces rendez-vous et de ma propre expérience, je finis par collecter pas mal d’anecdotes, de récits, de lignes de convergences et de choses incroyables. Je me concentre ici sur celles qui ont trait au monde professionnel. Je vous raconte, en listant, en quelque sorte, tout ce qu’il ne faut pas faire lorsqu’on a un dépressif dans son équipe. Il va sans dire que si tout ce que je liste là arrivait à la même personne, ce ne serait vraiment pas de chance. Premier point commun : personne n’a jamais reçu de fleurs de la part de ses collègues pendant sa dépression.

Je vais classer ce « bingo de la dépression » en trois catégories : légal, humain, médical. Dans chacune de ces catégories des choses qui sont réellement arrivées à des dépressifs, et quelques remarques personnelles, forcément.

Attention : je ne suis pas médecin, ni avocat, ni juge des prudhommes. Rien d’engageant donc dans ce que je raconte. Et chaque cas est différent. Je ne vise personne en particulier. Il semblerait que les réactions inappropriées soient plus communes que le savoir-faire professionnel. Parce que la santé mentale est un tabou en France ? Sans doute. Et c’est bien pour cela qu’il faut en parler.

Légalité

La diffusion de données de santé : tout commence généralement par un arrêt de travail, et par un diagnostic, avec son médecin généraliste ou un psychiatre. Rien n’oblige le malade à faire part des raisons de son arrêt à son employeur. Mais de bonnes relations présumées avec des collègues peuvent l’amener à plus de transparence. Pas forcément une bonne idée. On a vu des mails avec des données de santé par nature confidentielle circuler. C’est contraire à la loi (et sévèrement puni), mais, quand le mal est fait… Si un salarié ou un collègue vous raconte les détails sa dépression, c’est un signe de confiance, n’allez pas gâcher ça. Et si vous voulez en parler à un tiers, demandez au malade son consentement. Vous savez, c’est important le consentement, dans plein de domaines.

L’absence de communication pendant l’arrêt maladie : l’employeur se prévaut de l’arrêt maladie pour ne rien communiquer qui aurait trait au travail au malade. Pourtant, il peut le faire, à la demande du malade, et au rythme où celui-ci le souhaite. Pour le dépressif, le black-out peut être terrible à vivre, et il n’aide en aucun cas à réintégrer son poste à la fin de l’arrêt de travail. La possibilité d’un rendez-vous de reprise pendant l’arrêt doit même lui être proposé. On a vu des employeurs ne pas le faire. Donc : demander au malade comment et à quel rythme il veut des nouvelles, et proposer le rendez-vous de reprise. Simple à mettre en oeuvre.

L’enquête qui n’aboutit pas : si la dépression est liée à un système de management, à l’organisation du travail et particulièrement dans les cas les plus graves, lorsqu’il est question de harcèlement moral, l’employeur a pour obligation de diligenter une enquête, il en va de la sécurité des salariés. On a vu un employeur ne pas aller au bout de l’enquête et signifier au salarié qu’il n’y avait pas de harcèlement moral, sans aucun argument, sans aucune explication, et surtout sans entendre le salarié en question ! En l’occurence cela a conduit à une crise suicidaire. Petit mémento utile : pour qu’une enquête ait la moindre valeur, on entend toutes les parties. C’est sans doute enseigné en première année de droit. En journalisme aussi, on y prend garde : on appelle ça le contradictoire.

La médiation impossible : il peut arriver qu’un salarié demande une médiation pour résoudre un problème professionnel. On a vu un employeur refuser la médiation alors même que tout était en place pour qu’elle ait lieu, sans donner d’autre explication que : « c’est ma décision d’employeur ». Un sens certain du dialogue (voir infra). Recommandation : pas de décision abrupte sans explication.

La fin de contrat hors des clous : la majorité des dépressifs avec lesquels j’ai discuté ont fini par quitter leur entreprise (toutes et tous en fait) : démission, licenciement, rupture conventionnelle. Qu’importe le moyen, le résultat est le même. Parfois c’est fait proprement (tout est prévu en terme d’inaptitude avec la médecine du travail, le système est à peu près fait pour accompagner les malades), mais on a vu des employeurs signer des ruptures conventionnelles pendant un arrêt de travail alors que l’enquête pour harcèlement moral n’était pas finalisée. Un avocat vous précisera assez facilement la valeur d’une telle rupture conventionnelle et des documents qu’on pourrait être amené à signer dans ce moment particulier. L’occasion de parler d’humanité, car on cherche encore celle qui permet à employeur de demander à quelqu’un de partir parce qu’il est malade (la dépression est une maladie, qui se soigne). Faut-il insister sur ce qui ne se fait pas quand on veut pouvoir ensuite défendre des valeurs humanistes avec un minimum de crédibilité ?

Humanité

L’absence de dialogue : c’est un classique qui peut être à l’origine de la dépression et empêcher le retour à l’emploi. D’un cancéreux, on saura prendre des nouvelles. D’un dépressif, pas toujours. C’est pourtant un simple geste d’humanité. On peut tout à fait proposer à un collègue dépressif de prendre un verre pour parler, au moins lui signifier qu’on est là et qu’il peut appeler quand il veut. Tant qu’on ne lui donne pas de travail pendant son arrêt, et qu’on ne le harcèle pas, tout va bien. Mais la hiérarchie comme les collègues savent rarement laisser cette porte ouverte.

En règle générale, l’employeur oublie une chose assez simple : demander à son salarié de quoi il aurait besoin. Cela vaut pour la période d’arrêt comme pour le temps de la reprise du travail. On n’infantilise pas un malade, on ne décide pas pour lui. Un dépressif n’est pas une enfant (et même avec un enfant, discuter n’est souvent pas absurde). La plupart des employeurs se retranchent dans une position technocratique qui ne laisse pas de place à la discussion, mais en appliquant les règles à leur façon un peu floue, faute d’être correctement accompagnés.

L’annulation de rendez-vous : Là, on est proche du gag. L’employeur et la médecine du travail annulent un rendez-vous prévu pour le salarié, mais ne le préviennent pas. Ce n’est presque rien ? Mais la moindre humiliation s’ajoute aux autres lorsqu’on est dans un engrenage dépressif. Une anecdote pour la plupart des gens ? Pas quand, pour se rendre au rendez-vous, il a fallu négocier une autorisation de sortie de l’hôpital et organiser son transport au petit matin. Pas lorsqu’il a fallu l’énergie de préparer le rendez-vous, pour rien.

L’obligation de congés : Ne sachant pas comment gérer le retour du malade dans son poste, l’employeur décide de lui imposer des congés à son retour, toujours ça de gagné, évidemment sans la moindre discussion, sans la moindre concertation, sans se soucier de trouver une solution adéquate avec le salarié. Le malade encore en arrêt reçoit un courrier. Et un courrier qui lui reproche de ne pas avoir posé ses congés plus tôt, c’est-à-dire pendant sa maladie. Le malade aurait préféré des vacances, vous pouvez me croire. Et l’idée de mettre un dépressif à l’écart a quelque chose d’incroyablement clairvoyant (non). Déjà qu’il a le sentiment de ne plus rien valoir, ce n’est peut-être pas la peine d’insister.

Le refus de serrer la main : L’absence de communication a ceci de terrible qu’elle ne laisse aucune place à la compréhension, ni dans un sens, ni dans l’autre. Le dépressif mis a l’écart a pu se retrouver face à des collègues avec lesquels il n’avait pas échangé depuis des mois mais qui refusaient de le saluer et de lui parler. Il ne sait pas pourquoi, puisqu’on ne lui a pas expliqué quoi que ce soit, ni donné l’occasion de répondre à des questions qui peuvent être légitimes. Qu’imaginent ces collègues pour en vouloir à ce point à quelqu’un de malade ? Suis sec sur ce sujet. On n’a pas pu l’éclaircir. Il faudrait leur demander. Mais pas facile de demander quoi que ce soit à quelqu’un qui refuse de vous parler.

Médicalité

(Le mot médicalité n’existe pas, manifestement, mais c’est pour harmoniser les titres)

L’ignorance : les collègues comme la hiérarchie sont généralement mal informés, sur les aspects légaux, on l’a vu, mais aussi sur les aspects médicaux. Ils ne savent pas ce qu’est la dépression, quels en sont les différents types (la différence entre une dépression modérée et une dépression sévère, par exemple), ce qu’est une crise d’angoisse, ce que signifient des pensées suicidaires, et parfois même pas la différence entre une crise suicidaire et une tentative de suicide. Je conçois tout à fait qu’il est très difficile d’imaginer ce qu’est la douleur psychologique tant qu’on ne l’a pas ressentie. L’ignorance provoque la peur et l’incompréhension. La peur incite à se protéger au lieu de protéger le malade. Si vous-même ne savez pas bien tout ça, et c’est compréhensible, informez-vous. Vous pouvez même passer un brevet de secouriste en santé mentale. Cela prend deux jours, et dédramatise tout ce qui doit l’être.

Ce qu’il faut absolument savoir : un dépressif peut avoir l’air d’aller bien, parfois seulement quelques heures par jour et au prix d’une forte dépense émotionnelle. On ne juge jamais de l’extérieur. Comme sur d’autres sujets, mettre en doute la parole de celui qui souffre est contreproductif. Vous êtes sans doute entouré de dépressifs et vous l’ignorez. Normal, puisque la maladie touche une personne sur 5 ou 6 au cours de sa vie.

Tout ceci, vous en conviendrez, a peu de chances d’arriver à la même personne, et heureusement. Même si, parfois, on n’a pas de chance. Peut-être qu’on vous a raconté d’autres anecdotes, d’autres histoires, d’autres situations. N’hésitez pas à les partager en commentaire.

Parce que le sujet de la dépression est lié ici à l’expérience du travail, j’ai d’abord publié cet article sur le réseau social Linkedin. Je le publie également ici ou je suis « chez moi », pour en garder une trace (on ne maîtrise pas toujours ce qui se passe sur les réseaux sociaux).

3 réflexions sur “Le bingo de la dépression”

  1. Ugo Pandolfi-Crozier

    Comme Brigitte, beaucoup de chance avec en plus le plaisir, à plusieurs reprises, d’avoir réussi à pourrir le moral de mes employeurs et de leurs DRH.

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