C’est d’abord une silhouette au bord de la route, que tu vois d’assez loin, dans la ligne droite. Une silhouette de dos, qui avance, au pas, dans la même direction que toi. Un homme qui marche, ou peut-être une femme un peu voutée. Un manteau lui arrive sous les fesses, au dessus d’un jean bleu, pas très propre, sans doute pas très neuf. Le pas est lent, régulier. Tu ralentis. Il faut toujours ralentir lorsqu’on double un piéton ; tu ne peux pas savoir s’il a entendu ta voiture et s’il ne risque pas de faire un pas de côté au dernier moment. Il te faut pouvoir réagir. Tu va doubler une silhouette comme courbée sous un poids. Quel poids ? Que porte le piéton sur ses épaules qui l’empêche d’avancer en sautillant ? Qu’est-ce qui le condamne aux semelles de plomb ? Les années, peut-être. Au bout d’un moment les années pèsent, selon ce qu’elles ont contraint à traverser. Et ce qu’on traverse n’est pas toujours facile, et parfois on ne traverse pas : on y reste englué ; chaque geste devient plus lent, plus difficile, rien ne se fait sans lutte. On avance toujours, on finit toujours par aller quelque part. On prend une direction. C’est déjà ça. On est presque heureux de bouger encore et tant pis pour les douleurs que la pesanteur impose. On se sent un peu vivant. On respire toujours. Mais, toi, tu es dans la voiture. Tu n’as pas ces problèmes. Pas encore. Personne ne t’a poussé hors du véhicule au mépris des risques inhérents à la chute. Personne n’a décidé pour toi que tu finirais le chemin à pieds, et que c’était déjà bien assez pour toi le bout de voyage pendant lequel on t’a toléré. Tu roules. Oh, tu pourrais t’arrêter un peu devant ce piéton, t’arrêter au cas où, car il ne te fera pas signe – ça ne lui viendra pas à l’esprit et il pourrait à peine lever le bras, mais tu pourrais t’arrêter parce que, dans l’état où il est, il ne refusera sans doute pas de faire un bout de chemin avec toi. Aussi loin que tu pourras l’emmener, ça lui permettra de reprendre des forces, et tu as même peut-être quelque chose à manger que tu pourrais partager avec lui. Depuis quand n’a-t-il rien avalé ? Mais oseras-tu t’arrêter alors qu’il n’a pas fait signe, oseras-tu t’arrêter juste parce que tu crois voir qu’il claudique un peu ?
D’ordinaire, personne ne s’arrête. Il doit y avoir une raison. Le piéton, lui, n’attend plus rien de personne. Il espère juste tenir encore quelques mètres, tenir jusqu’à un endroit où se reposer un peu. Il ignore si il sera capable de repartir une fois encore. Comment savoir ? Il verra bien. Pour ce que ça change.