198 – Victime

Toutes les victimes ont quelque chose en commun. Une forme de fraternité dans la douleur, une sororité dans la honte et le deuil. Les victimes se reconnaissent en un coup d’oeil à leurs cicatrices invisibles. Elles n’ont pas été crues. Elles ont été rejetées. Elles ont perdu au passage l’amitié qui ne résiste pas au doute. Elles ont perdu confiance. Elles se ressemblent par ce qui leur manque. C’est la main qui ne s’est pas posée sur leur épaule au moment où tout s’est effondré, c’est le regard qui s’est détourné, ce sont les mots qui n’ont pas été dits. Elles plient sous le poids de fautes qu’on a voulu leur faire porter. L’autre n’a pas supporté. L’autre s’est protégé. L’autre a triché. La victime n’a plus que ses semblables avec qui partager ce qui fait un trou profond au coeur et à l’âme, les morts qu’elle a traversé, les abysses qu’elle a visité. La victime seule sait qu’elle n’en fait pas trop quand elle dit l’épaisseur du noir de la nuit qui colle aux paupières. Elle seule respecte la poix qui englue chaque mouvement, le brouillard évaporé de larmes, la viscosité des paysages impossibles à traverser. La victime seule s’abstient de tout jugement et connaît précisément le moment opportun du silence. Elle joue juste la partition qui accompagne les sanglots et repère dans la respiration le sifflement sourd qui précède les pleurs. La victime a le sourire contraint, le coin de l’oeil fatigué, la main qui tremble légèrement. Lorsque les terreurs approchent, elle sait les accueillir, pas au début, mais, un jour, elle sait les accueillir et les laisser l’écarteler sans hurler. Elle sait qu’elles passeront, qu’il faut accepter, que ça n’a qu’un temps et que ça ira, oui, juste après ça ira. La victime sait qu’elle n’en finira pas avant longtemps. On vit avec les spectres, avec cette menace au dessus de soi, et c’est ainsi qu’on se repère, et parfois qu’on s’évite, quand nous sommes si semblables qu’on s’éloigne pour ne pas se confronter de trop près à soi-même. La victime, ma soeur, la victime, mon frère. Nous ne nous serrons pas dans les bras et pourtant, rien de plus chaleureux que nos yeux vides et nos peaux creusées des tranchées du combat. Toutes les victimes se ressemblent. Au moins leurs ombres se saluent. Mon ombre vous salue.

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