Journal – avril 2023

1/4/23
Manuscrit envoyé, en attente du retour des propositions de correction du précédent, un gros travail d’écriture professionnel pour les trois mois à venir, et de menus bricoles. C’est le moment où commencer à se poser la question de ce que pourrait être le livre suivant. Savoir qu’il est trop tôt sans doute, et que j’ai besoin de digérer des choses. Alors, à quoi occuper l’écriture, la vraie, dans ce sas entre deux projets ? Le rythme à trouver a quelque chose de curieux. Une option, se laisser porter par ce qui s’impose. A-t-on jamais le choix ?

2/4/23
L’impression d’un texte désincarné est totalement fausse. Il s’écrit quelque part, depuis les sensations d’un corps dans un environnement. Et cela devrait s’assumer ou disparaître sous le poids des mots, derrière la structure du récit ? L’auteur digère, respire et ses chairs s’affaissent mais la phrase gommerait tout de sa naissance de sang et de sueur pour affirmer sa supériorité indiscutable : elle est littérature et bien haut dessus des fluides et des douleurs. Tu parles d’une légende…

7/4/23
Dans les jours sans notes, un deuil. Toute l’énergie prise par la mort et qui éloigne de l’écriture. Il ne faudrait pas. Il faut écrire malgré la douleur de la perte et le soulagement d’une fin d’agonie paisible. Il faut écrire dans l’intensité de ces moments-là, trouver dans l’égoïsme de la page le miroir qu’on fuit ailleurs.

8/4/23
Avoir mon éditeur au téléphone : être tellement peu à l’aise avec l’idée d’être un auteur qui a cet éditeur au téléphone que je voudrais que chaque phrase prononcée soit à la hauteur que j’imagine à la situation. Mais c’est peine perdue et j’ai le sentiment de dire des banalités épouvantables.

9/4/23
Revenir au livre précédent pourrait être salvateur : retrouver le rythme, le décalage, l’esprit : ce se II se passe dans la tête lorsqu’on passe d’un projet à l’autre : il ne s’agit pas seulement d’écrire, processus technique et mécanique, il ne s’agit pas d’inspiration, il s’agit de se glisser dans la peau du livre, là d’où l’on a trouvé sa forme et son rythme, et passant d’un projet à l’autre c’est comme changer de costume. Les gestes ne sont plus les mêmes et il faut s’y sentir à nouveau bien pour retrouver la fluidité et, peut-être, la grâce.

10/4/23
La tentation de tout laisser tomber pour ne plus me consacrer qu’à l’écriture a toujours été là. Longtemps comme une folie : rien ne m’autorisait à penser qu’écrire était autre chose qu’une manie contractée dès l’enfance. Et là, un livre bientôt publié, peut-être deux, c’est autre chose. La reconnaissance transforme la manie en début de statut. Ce qui me retient, et m’aura retenu jusque-là ? Le goût d’un confort minimal, qui n’est autre qu’une fuite éperdue loin de tout ce qui pourrait ressembler à de la douleur. Ce qui a changé ? La croyance acquise que je ne peux écrire que dans cette douleur. Je n’ai, surtout, aucune certitude. Et peut-être qu’ici je ne fais rien d’autre que jouer, mal, un personnage risible qui aurait là velléité de devenir écrivain.

13/4/23
Dans les trous du journal, dans les journées où rien n’est écrit, la vie s’immisce avec toute la densité dont elle est capable et c’est ce dont on fera des textes, un jour, mais ce qu’on note là : la peine, l’émotion, de deuil. Comme on essaie de se montrer à la hauteur des événements et de ce que les autres peuvent espérer de soi. La vie, quoi. C’est banal, et chacun passe par là. Écrire, c’est se dire qu’on en fera peut-être quelque chose que tout le monde ne fait pas, et peut-être même, dans un moment de grâce, quelque chose que personne d’autre n’aurait fait. Présomptueux.

14/4/23
Tout cela est évidemment risible. Ou devrait l’être. Le journal est, par nature, autocentré, et c’est même son rôle, en quelque sorte de se tourner d’abord vers celui qui écrit. Et de tourner autour. L’exercice est salvateur lorsqu’il arrive enfin à s’ouvrir vers l’extérieur. Lorsqu’il donne. Lorsqu’il donne sur quelque chose. Ou qu’il donne quelque chose. Mais, égocentrique, apitoyé sur lui-même, il n’est que le réceptacle de traces dont, faute d’avoir su rire, j’aurai finalement un peu honte.

15/4/23
Je ne lis plus, plus assez, plus vraiment, de livre, et cela depuis plusieurs semaines. Cela se sent peut-être ici, où les comptes-rendus de lecture ont disparu. Les piles de livres toujours autour de moi, une profusion, trop. Ne plus savoir par où commencer et surtout quel livre finir. Peut-être aussi un niveau d’exigence, ou une moindre tolérance, et une incapacité à la concentration longue. Est-ce qu’on peut, un jour, ne plus savoir lire ? Est-ce un hasard si c’est au moment où je me dis que je sais peut-être enfin ce que c’est qu’écrire un livre ?

16/4/23
Évidemment, après le constat de la veille, plongée lecture obligatoire. Ça aura été Les deux Beune de Pierre Michon. Et j’ai bien fait. D’abord quelque chose de réconfortant à voir les piles sur les tables de la librairie : il y a de la place pour de la littérature exigeante, et donc encore des lectrices et des lecteurs. Et puis le texte lui-même. On rappelle donc : un premier livre, puis, un quart de siècle plus tard, la deuxième partie qui vient l’achever et cette publication en un volume. Le propos, une attirance physique irrépressible. Un corps féminin, des grottes, une rivière. Tout ça se tient. Une histoire de désir. Une histoire d’écriture mais la littérature parle-t-elle jamais que de ce qu’on désire écrire, sans y arriver, et puis, au bout d’un quart de siècle, enfin, on touche au but. Alors oui, il est question d’un corps de femme et de l’attirance et se l’accouplement. Et je lis le désir d’écriture, son inachèvement, comme le livre se dérobe (ah, mais oui, se dérober, le livre comme la femme en fourreau), et, finalement, au terme d’une longue attente, et peut-être même après un total découragement, comme le livre se donne à l’auteur, au lecteur, et la femme, enfin, au personnage.

17/4/23
Il n’arrive jamais plus que le réveil me surprenne en plein sommeil, ou, pire, en plein rêve. Le cas ce matin, pourtant. Et j’étais au jardin à l’arbre aux papillons, montrés par celui qui, dans ce jardin fleuri montrait plantes et petites bêtes quand j’étais enfant. Là où, dans le rêve, j’envisageais sérieusement d’emménager. De m’installer. Devient-on vieux le jour où le projet est de s’installer dans ses souvenirs ?

18/4/23
Le goût des ruines et des chantiers de destruction, des amoncellements abandonnés, des ferrailles tordues par la rouille, des pans de murs où se devinent les traces de planchers disparus : le goût esthétique du désastre lent. Ce qui reste quand tout est accompli.

19/4/23
Ai fait un beau détour côté tristesse et larmes. Y ai puisé un texte écrit dans la douleur. Temps de laisser filer ça derrière et reprendre les choses côté soleil. Et l’un comme l’autre aussi factice. Pour écrire pourtant plonger dans les émotions qui nourrissent le texte aussi fatiguant cela soit-il. Ici, trouver du repos dans quelque chose de solaire et léger. Juste ces deux mots-là à poser pour l’instant : solaire et léger. Ça donnerait quoi comme livre ?

20/4/23
Choisir les sujets impossibles. Ceux sur lesquels on se sera cassé les dents. Ceux sur lesquels il a déjà tellement été écrit que plus rien ne semble possible que des redites. Et, se coltinant le vu et revu, le cliché, le mièvre, aller assez profond dans le travail de la phrase pour dégager encore le filet de lumière du reflet de l’éclat d’un diamant.

22/4/23
Solaire et léger. Drôle. Avec cette légère faille qui laisse voir derrière les apparences un désespoir absolu. Solaire et léger comme une semaine d’été dans une villa avec piscine, louée pile où le climat tempéré laisse alangui sur la terrasse, à l’ombre, dans le bourdonnement d’un chèvrefeuille. Simple comme la condensation sur un verre de blanc frais qu’on partage avec une femme en paréo, souriante. Et l’on parle des couchers de soleil qu’on n’a jamais vus sans penser à ceux qu’on ne verra jamais. C’est la dernière semaine avant l’agonie, et la politesse de s’en foutre joyeusement.

23/4/23
Dans l’insomnie de 2 à 5 heures du matin, l’irrationnel se pare d’une logique absolue et les raisonnements semblent limpides qui n’apportent rien de rigoureux à l’analyse diurne. Les éclairs de génie de la nuit s’affadissent dès les premières lueurs.

24/4/23
Ecrire après Beckett et Ionesco. Après Perec. Après Flaubert. Oui, ça tétanise. Alors comme on ne sera pas à la hauteur. On fait ce qu’on peut. Et puis un jour, on s’en fout. On ne sera pas Beckett, ni Ionesco, ni Perec, ni Flaubert (on le sait depuis longtemps, mais, d’un coup, ça n’a plus d’importance). On aura au moins écrit, puisqu’on écrit. Depuis toujours. Et c’est quand même un truc étonnant, et dont on a eu de la fierté, puis un peu honte, et il y a eu le découragement. Et l’échec. Car c’était un échec malgré les 25 livres publiés, de n’avoir pas su, pas réussi, pas pu produire le livre dont on pourrait dire qu’avec lui on est un peu de la bande de Perec, ou Ionesco, et qu’on aurait pu croiser Beckett, ou au moins quelqu’un qui l’a croisé. Et ça on l’a fait, croiser quelqu’un qui a croisé Beckett. C’est quoi, écrire, avec tous ces gens qui ont écrit avant ? Et toutes celles et ceux qui écrivent en même temps, et pourquoi ça nous a pris, petit, d’écrire et que ça ne s’est jamais arrêté, malgré Beckett et Ionesco, malgré Perec, malgré Flaubert ?

25/4/23
Reçu hier un coup de téléphone puis le manuscrit annoté : l’éditeur me renvoie la balle et me met au travail. Accepter, ou non, ses propositions de corrections. Il n’y en a pas tant que ça. Quelques coupes, dont je sais qu’elles peuvent être difficiles à accepter, mais dynamiseraient l’ensemble. Une proposition qui change la présentation du texte, le rapport au texte. Et, comme la fois précédente, il convoque quelques grands noms de la littérature. Comme si je faisais dorénavant partie de ce monde-là. La tentation d’y croire, mais ne pas y arriver. Ouf, cela m’effraierait.

26/4/23
Entre les mains, le premier livre d’une autre. Dont on a lu les textes il y a longtemps. Livre qu’on a vu devenir livre presque à chaque étape. Autrice qu’on voit devenir autrice. Et les textes sur le papier prendre leur force entière, et le livre sa cohérence, et c’est ce que j’avais senti à la première lecture. De la puissance du texte à dire les failles. Ranger le livre entre Hugo et Verlaine, envoyer une photo de la bibliothèque : parce que c’est ça écrire, aussi, se retrouver tout modeste près des monstres. Même si l’on ne pense pas mériter ça.

27/4/23
Quelques essais et tâtonnements, mais il semblerait que la couverture du livre soit prête, l’illustration choisie, le texte de la quatrième de couverture posé. Bref, le livre prend forme. L’impression que c’est la première fois n’est pas feinte. Le livre. Celui qui attendait, et celui que je n’espérais plus, prend forme. Il prend forme en sachant qu’il y a déjà le suivant. Les jours qui viennent à relire et modifier pour l’avant-dernière fois, sans doute, le texte. Au travail.

28/4/23
J’ai postulé, pour la première fois, à une résidence d’écriture. Les conditions étaient simples, habiter la région, avoir publié à compte d’éditeur au cours des 10 dernières années. J’ai posé un projet d’écriture, quelques éléments de contexte et quel type d’animations je pourrais proposer à mi-temps autour de l’écriture. Plus qu’à attendre, et je serais peut-être accueilli quelque part pour la première fois comme l’écrivain en résidence. Le postulant. Ça ferait un titre, ça.

29/4/23
Trois jours de relecture. La dernière avant la dernière. La dernière avant les épreuves. Faire des choix. Couper. Affiner. Peaufiner. Trois jours de concentration où rien ne devrait venir troubler l’exercice. Trois jours d’écriture. Ce n’est généralement pas l’exercice que je préfère (tellement loin du moment où les phrases coulent seules et où le flux de l’écriture submerge et entraîne). L’attention aux détails, aux petits rouages, aux échos subtils, et aux grosses répétitions hideuses qui auraient jusque-là échappé à l’attention.

30/4/23
J’avais trois jours, j’y ai passé 10 heures hier. Dix heures dans le texte à valider les coupes, les corrections, à retoucher ici et là, à modifier presque rien, à assumer des choix. Je n’avais pas touché le texte depuis plusieurs mois. C’était comme celui d’un autre. Une distance, et le temps de retrouver le rythme. Entre temps, il y a eu un autre livre. Un autre rythme, et il fallait retrouver celui-là. Est-ce que ça tient ? Est-ce que c’est bon ? Suffisamment bon ? Est-ce que ça a la moindre chance d’intéresser ? Je suis dans un doute total. C’est peut-être mieux que l’assurance déçue.

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