La rue Auguste Guéroult est la plus proche du K,2 de Rouen. Le K,2 ? Il faut vous expliquer, tout est parti d’une publication de Francis Mizio sur Facebook. Francis a repéré le Laboratoire de Tourisme expérimental de Latourex. Une liste comme une mine d’or de façons de voyager, dont certaines semblent particulièrement adaptées à cette année 2020, alors que le déconfinement ne nous autorise d’aventures qu’au coin de la rue.
Parmi les propositions de tourisme de proximité, Francis a repéré les explorations en K2. Ce qui consiste à « Explorer méthodiquement la portion d’ailleurs enclos dans le carré « K, 2, » d’un plan ou d’une carte. Profiter au mieux des ressources culturelles, gastronomiques et estaminologiques qu’il recèle. » Un hommage au deuxième plus haut sommet du monde, sans doute. Et Francis alimente un site entièrement consacré aux expéditions K,2. La rue Auguste Guéroult, c’est mon expédition (et c’est manifestement la première expédition K2 réussie de l’histoire, voilà qui pose un homme).
Du K2 de Rouen, je vous propose donc d’explorer, à l’invitation de Francis Mizio, le sommet, c’est-à-dire le centre du carré. C’est un point, juste un point sur la carte, et cela tombe à côté de la rue Auguste Guéroult, dans le jardin d’un particulier. Ou sa cuisine. Il y fait beau.
Des pavillons mitoyens garnissent les deux côtés de cette petite rue en sens unique qu’on n’aurait aucune raison de fréquenter s’il n’était question de rendre hommage à Auguste Guéroult. N’ayant jamais eu cette opportunité, j’étais resté au large du lieu, tournant de nombreuses fois autour par des artères plus fréquentées, pendant presque 50 ans, sans jamais l’emprunter. Et sans jamais soupçonner les ouvertures qu’elle offre sur l’histoire, sa poésie, ni son potentiel romanesque. On passe décidément à côté de plaisirs simples par manque de curiosité : il suffisait de tourner à gauche pour découvrir tout cela !
La vie d’Auguste Guéroult est édifiante. On n’en sait pas grand chose avant d’avoir cherché. Mais il mérite une rue, fut-elle aussi modeste : c’est bien qu’il a fait quelque chose de remarquable, à défaut d’être totalement inoubliable. S’il porte un prénom de clown, l’indice se révèle rapidement sans intérêt : on comprend vite qu’il n’en était pas un. D’abord parce qu’en son siècle, le XIXe, Auguste était un prénom commun, moins circassien. Ensuite, parce qu’Auguste Guéroult était organiste de l’abbatiale Saint-Ouen de Rouen. Une bien belle église, vaste, et qu’on prend parfois pour une Cathédrale, mais ce n’en est pas une, et où Patti Smith a donné un concert en 2011. J’ai pu en visiter les toits, une fois, mais c’est une autre histoire.
Auguste Guéroult, musicien, donc, est né en 1836 et mort en 1911. Et l’on lui doit surtout d’avoir mis en musique quelques textes d’Alfred de Musset. Furent-ils chanté dans l’église ? Peut-être. Parmi ces morceaux , l’un nous touchera particulièrement. Il est semble-t-il inspiré par Goethe, c’est dire si la rue Auguste Guéroult mène plus loin qu’on pourrait penser d’abord :
Le rideau de ma voisine
Se soulève lentement.
Elle va, je l’imagine,
Prendre l’air un moment.On entr’ouvre la fenêtre :
Je sens mon coeur palpiter.
Elle veut savoir peut-être
Si je suis à guetter.Mais, hélas ! ce n’est qu’un rêve ;
Ma voisine aime un lourdaud,
Et c’est le vent qui soulève
Le coin de son rideau.
Le rideau de sa voisine a inspiré Musset, donc, et Auguste Guéroult du même coup. C’est ce coin de rideau qui ouvre toutes les potentialités de ces maisons mitoyennes, et des histoires qui s’y vivent.
Etranges maisons aux toits qui descendent presque jusqu’au sol et dont on n’avait pas vu d’équivalent ailleurs que dans cette rue. Façades ravalées sans accord, et voisinages qu’on imagine propices à tous les romans de province.
Il serait opportun d’envisager que « Le rideau de ma voisine », soit un jour joué et chanté rue Auguste Guéroult. La partition en est facilement disponible ici. N’étant pas musicien, la qualité du morceau m’échappe à la lecture, mais j’ai toute confiance dans un compositeur qui a une rue à son nom, et pas des moindres. D’autant qu’André Gide parle de lui dans Si le grain ne meurt. Et c’est en des termes élogieux : « le grand maître, le prophète, le magicien ». Il faut dire qu’André aura été l’élève de Guéroult, à Rouen lorsque celui qui allait devenir écrivain, y habitait dans l’hôtel particulier où sa mère était née.
Et si l’on veut une description d’Auguste Guéroult, c’est donc sous la plume de Gide qu’on la trouve :
Très clérical, et protégé par le clergé, il comptait des élèves dans les familles les meilleures et les mieux pensantes, la mienne en particulier, où il jouissait d’un grand prestige, sinon d’une parfaite considération. Il avait le profil dur et énergique, d’assez beaux traits, d’abondants cheveux noirs très bouclés, une barbe carrée, le regard rêveur ou soudain fougueux, la voix harmonieuse, onctueuse mais sans vraie douceur, le geste caressant mais dominateur. Dans toutes ses paroles, dans toutes ses manières respirait je ne sais quoi d’égoïste et de magistral. Ses mains particulièrement étaient belles, à la fois molles et puissantes. Au piano, une animation quasi céleste le transfigurait […]
C’était à en croire André Gide, un bien bon musicien. Mais leurs rues à Rouen ne se croisent pas : celle de l’écrivain est dans le centre ville. Loin de l’excentrée rue Auguste Guéroult. Il serait judicieux pourtant qu’elles débouchent un beau jour l’une sur l’autre.
Reste Le rideau de ma voisine. Ce poème de Musset qu’on pourrait jouer rue Auguste Guéroult. Ce serait une attraction.
Les habitants de la rue, pour l’occasion, feraient se soulever leurs rideaux en mesure, et l’opération, réitérée à heure fixe, ne manquera pas d’attirer les curieux. C’est l’atout principal des expéditions K,2 bien menées : dévoiler au touriste des terres inexplorées.
Sébastien : c’est le premier k2 rédigé de l’histoire (je n’ai même pas eu le temps d’en faire un !). Et il est époustouflant… tu es décidément un type génial – je suis soufflé… tu places la barre d’emblée très haut, canaille. Bravo. Amitiés
De ta part, comment dire… Touché. (Mais c’est un peu trop, tout de même)
Bravo, Sébastien !
Du grand art !
(Il me souvient qu’autrefois, alors que je m’étais fait rabrouer par le patron d’un petit festival appelé ”Etonnants voyageurs” refusant d’inviter à son festival un auteur qui venait de publier un bouquin se déroulant à Saint-Malo (Laurent Fétis, dans la série Moulard), pour un prétexte totalement fumeux (en gros, trop déconnant pour un festival aussi ”sérieux”), j’avais rétorqué au monsieur (dont le nom ne me revient pas, c’est trop bête, Le Gris ? Le Prix ?…) qu’on se passerait de son invitation, nous qui n’étions que de pauvres “étonnants casaniers”. Le concept était donc dans l’air, virtuel, tu viens de le mettre au point, vingt ans plus tard, grâce au concours du Maître.
Merci Jean-Jacques ! L’aventure, le coin de la rue, tout ça…
Ça me rappelle ce « boulot » qui avait consisté à mettre le plan de Rouen dans un rectangle et à tirer les 2 diagonales…
De façon extraordinaire (en tenant compte que le plan avait évolué au fil des ans et de l’Histoire), l’intersection des 2 lignes tombaient quasi-pile-poil au pied du Gros Horloge!
Un K2 largement visité!
AA Le Major