J’ai toujours vu mon père écrire à la fourchette sur ses steaks, ses escalopes, la moindre tranche de jambon. Quelques mots comme au stylo, un bout de phrase, le vers d’un poème, une formule magique. Il traçait des lettres que personne ne verrait jamais. Des textes invisibles, et bientôt avalés. Chaque fois, le geste différent semblait continuer le récit du repas précédent. Je n’ai jamais osé lui demander ce qu’il écrivait là, ni ce qu’il écrivait ailleurs. Il avait des cahiers, nous le savions, et s’enfermait des heures. « Il va écrire », disait ma mère. Et l’on n’aura jamais su quoi. A son décès, on n’a retrouvé dans son bureau qu’un broyeur à papier. Il déchiquetait tout ce qu’il produisait, ne laissant rien à lire, et pour toujours le mystère entier d’une œuvre peut-être géniale, peut-être pitoyable. Mais je ne vois jamais d’escalopes sans voir les pages d’un livre que je n’aurais jamais su déchiffrer. Un livre qu’il aura pour toujours gardé pour lui.