Des questions, pendant plus d’une heure, au téléphone. Ce qu’on appelle une interview. J’avais accepté, parce que je ne refuserais pas une occasion de parler de Mum Poher. J’avais envoyé le roman en août, l’interview avait été décalée. Plusieurs fois. Et finalement le coup de fil, a lieu, le 23 octobre 2019.
Au départ, l’interview était pour un blog Médiapart consacré aux livres. Au final, j’apprendrai qu’elle serait diffusée sur Twitter. Pourquoi pas. La personne qui pose les questions veut enregistrer. Pourquoi pas. Au téléphone, c’est un peu compliqué. D’ailleurs, on découvrira à la fin de l’entretien que ça n’aura pas fonctionné. Du coup rendez-vous est pris le vendredi à 9h30, pour tout recommencer. Ce deuxième rendez-vous n’aura pas lieu. La personne préférera jeter l’éponge. C’est peut-être mieux ainsi. Je vous raconte ?
La petite anecdote du début : « vous avez réalisé des films… » Alors non, il y a bien un Sébastien Bailly réalisateur, mais ça n’est pas moi. Un homonyme. Pas la première foi qu’on nous confond. J’avais raconté ça en 2016. Je trouve ça plutôt drôle. « Mais j’ai fait des recherches sur Internet. Vous vous ressemblez vraiment. »
Je rêve que Sébastien Bailly adapte un jour au cinéma un de mes livres. Peu de chances que ça arrive, mais la confusion serait vraiment à mon goût. Bref, le moment est un peu gênant, mais, eu égard au contenu de Mum Poher, c’est plutôt amusant. Il y est bien question de comment on construit chacun notre propre histoire, et de jeux sur les identités. Ce brouillage des pistes tombe assez bien.
En fait, tout dans cette interview avortée va m’intéresser. Et ce n’est pas moi qui, finalement, vais décider d’arrêter les frais. Viennent les questions. Et celles auxquelles je ne veux pas répondre. « Est-ce que vous pensez que la femme va sauver l’humanité ? » Je réponds par une boutade : « Je ne suis pas sûr qu’il y ait quelque chose à sauver ». L’ironie est une technique de défense. « Que pensez-vous du phénomène des hommes battus ? » Ben…
A l’issue de ce premier, et donc dernier entretien d’une heure, j’ai écrit un mail à la personne. Pour m’expliquer, et cela m’a permis de clarifier, peut-être, des choses pour moi-même sur ce qu’est ce roman, Mum Poher. L’histoire d’une héroïne des temps modernes, je l’ai écrit entre guillemets sur la couverture, mais surtout d’autres choses. C’est ce courrier que je reproduis ci-dessous. On est passé au tutoiement dès les premières minutes de l’entretien téléphonique, c’est sur ce mode que j’écris donc.
» Tu m’as posé des questions auxquelles je n’ai pas voulu répondre. Des questions sur des phénomènes de société, sur le nombre d’hommes battus ou tués par leurs compagnes, tu as voulu savoir ce que je pensais des relations entre les uns et les autres. Ces questions ne concernent pas le roman. Elles concernent le monde, le monde réel, ou elles me concernent moi. L’interview que j’ai acceptée, c’est une interview sur le roman. Qui je suis ? Ce que je pense ? Ce n’est pas directement le sujet du roman. Le sujet du roman, c’est comment on raconte une histoire. Le roman raconte une histoire. Je crois que c’est la définition du roman. En tout cas, c ‘est une définition du roman, et c’est celle que j’ai choisie pour celui-ci.
Si j’avais voulu parler de la réalité, dire la vérité dans le sens où tout ce que j’écris correspond à quelque chose de réel, de vérifiable, alors, je n’aurais pas écrit un roman. Je suis journaliste, je sais ce que c’est que dire le réel dans ce qu’il a de vérifiable. Si, m’interrogeant sur le roman, on me pose des questions sur la réalité, je ne sais pas quoi répondre en tant que romancier.
S’il s’agit de parler de moi, et non du roman, j’ai aussi envie de parler du roman. Parce que le roman parle de moi, forcément. Mais ce que le roman dit de moi n’est pas plus clair que ce qu’il dit du réel. Le roman est un jeu de dupes, et le romancier, ce n’est pas vraiment moi, non plus. Le romancier, c’est une partie de moi qui raconte une histoire dans un roman dans lequel un écrivain raconte l’histoire que lui raconte Mum Poher. Alors, savoir ce qui est vrai ou pas n’est vraiment pas la question. La question, c’est de savoir pourquoi le lecteur a envie que ce soit vrai. Ce que le lecteur a envie de croire et pourquoi. Les questions ce n’est pas au romancier qu’il faut les poser, c’est toutes aux lecteurs qu’elles se posent. Et peut-être est-ce aux lecteurs de se les poser entre eux.
Entre l’auteur et le lecteur il y a un pacte. Un pacte qui doit tenir la route tout le long du roman : l’histoire que l’auteur raconte est construite de telle façon que le lecteur peut y croire. C’est pour cela que le lecteur s’attache aux personnages, pour cela que la lectrice s’emporte, pour cela que l’un verse une larme, que l’autre se réjouit. Tout est fait pour que tout paraisse vrai. C’est le pacte.
Mum Poher interroge ce pacte : quand commencer à croire à une histoire qu’on vous raconte ? Quand l’écrivain du roman (le personnage de Mum Poher, pas moi) essaye de démêler l’histoire que lui raconte Birgit, il est comme le lecteur du roman qui essaye de savoir ce qu’il y a de vrai dans ce que l’auteur (moi) a écrit.
C’est un jeu de dupes, un jeu de dupes à plusieurs niveaux, où tout le pacte de lecture peut-être remis en cause.
Et j’essaye de pousser la lectrice, le lecteur, à la question qu’effleure l’écrivain du roman (le personnage, pas moi) : qu’est-ce qui est vrai dans l’histoire que je me raconte sur ma propre vie ?
Je crois que c’est cela, ce roman. Une interrogation sur les histoires qu’on se raconte les uns aux autres et souvent à nous-même.
Et voilà pourquoi il m’importe peu d’avoir un avis sur les hommes battus, sur la place des femmes, sur le fait que la femme sauvera l’homme. Ce ne sont pas de mauvaises questions, et le roman y répond à sa façon. Mais qu’importe que je dise que les hommes battus c’est mal et que les féminicides, ce n’est pas de même nature et que c’est intolérable.
Peu importe que je dise qu’il faut faire à la femme la place que la société lui refuse, et que les inégalités doivent être combattues. Peu importe que je dise que le féminin en chacun de nous peut nous sauver, même si c’est sans doute vrai.
Je comprends qu’on puisse avoir envie de me poser ces questions après avoir lu Mum Poher. Mais je n’ai pas envie d’y répondre : je ne suis pas plus légitime qu’un autre pour le faire. Je ne suis pas un porte-parole. »
Lorsque j’écris tout cela, je me dis que l’interview peut encore avoir lieu. Qu’elle peut être intéressante. Mais non, ça ne se fera pas. La réponse tombe :
Et là je vais répondre une phrase qui est comme un aboutissement pour moi, une phrase que je n’ai peut-être jamais écrite, ou jamais vraiment assumée : « Il s’agit de littérature. »
Et réussir à me faire dire ça, ce n’est pas le moindre succès de cette non-interview.
Comme quoi il est difficile de faire parler de littérature de rester sur le plan littéraire.