Le texte du carnet d’écriture est parfois un peu violent, comme celui-ci.
C’est dans la merde infâme du lit des rivières stagnantes que s’écrivent les livres qui noient les lecteurs. On les y retrouve entre deux eaux, la gorge obstruée d’étrons, les yeux révulsés, le cerveau attaqué par des vers de vase affamés. Leur peau flasque se détache en lambeaux, en squames aqueuses, en plaques spongieuses. Et leur chair est mordillée par de minuscules poissons devenus carnivores, labourée par des larves de mouches bleues, pressée par des algues brunes qui s’enroulent autour de leurs membres débiles jusqu’à l’explosion des muscles, le broyage des os. Les livres qu’ils ont lus les ont plongés dans cet état d’hébétude qui précède le coma et la paralysie. Ils se sont noyés conscients de perdre pied, incapables d’agiter les bras, et bientôt ils n’ont plus respiré. Mais par leurs yeux restés grands ouverts, ils ont vu glisser dans l’ombre les silures géants, sinueux et alertes, aveugles, qui seuls se faufilent avec agilité entre les déchets abandonnés à la rivière et qui finiront par s’attaquer à leurs viscères. Des livres trempés dans ces eaux polluées, ils n’ont pas su se méfier. Mieux, ils ont espéré y trouver des réponses, au moins de quoi passer le temps, peut-être une distraction. Des romans aux noms à rallonge qui promettent, et quelle promesse, d’apporter au lecteur un petit supplément d’âme, quelques heures de bonheur, et parfois même des solutions au mal de vivre. Ils auraient dû se méfier et chercher ailleurs autour d’eux des raisons d’espérer. Ils ignoraient ces livres imprimés avec le sang coagulé des premiers désespérés à s’être jeté dans l’eau croupie des marécages de l’impuissance. Comment auraient-ils pu deviner derrière le sourire affable, le visage poudré, l’œil rieur de l’écrivain médiatisé, la profondeur abyssale et glacée de celui qui a vu en face l’absurde, le vide, le grotesque absolu ?