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376 – La ville

La ville résiste. Elle ne se laisse faire qu’obligée. Elle ne cède qu’arrivée au bout de son inertie. Les façades craquent, les rues muent, les terrasses s’affaissent. Là, la ville perd quelques lambeaux et poussent ailleurs des excroissances qu’on n’avait pas vu venir. Rien n’a changé durant des années, mais ça grattait sous les surfaces, ça grouillait loin du regard. On n’entendait pas les forces tectoniques ; qui aurait soupçonné la révolution derrière les ravalements ?

Longtemps, la ville se laisse reconnaître. Les rues percées, les maisons abattues, les bâtiments montés à la va-vite n’y peuvent rien. Il reste aux angles des vitrines les repères d’antan ; ici et là des traces qui murmurent le passage du temps. Une porte résiste depuis des siècles derrière un vernis neuf qui ne trompe que les naïfs, et l’on sait sur quoi elle ouvre pour l’avoir souvent poussée.

À une intersection, pourtant, on se perdra. D’un coup, rien ne correspond au souvenir. Ce qui s’ouvre est un parc, un boulevard, un quartier entier. Une moisissure a pris forme de ville, une champignonnière urbaine où font mine de vivre des habitants qu’on ne reconnaît pas. Ils ont un teint plus pâle ou plus foncé, des traits plus marqués ou plus lisses, des cheveux comme on n’en a jamais vu. Qu’on les interroge, ils se diront de la même ville, citoyens de la même contrée. Ils emploient des mots inouïs et leur accent vient d’un pays lointain. Qui sont-ils ? Comment sont-ils arrivés là ?

Si l’on se retourne, la ville a disparu ; c’est la même champignonnière à perte de vue, et partout les mêmes habitants au regard surpris. On est allé aux limites de la ville ; on les a dépassées. On a perdu le chemin, où il s’est transformé. Le retour est impossible. On est ailleurs, déjà. Dans une ville qui porte le même nom que l’ancienne, mais dont plus une rue, plus un habitant, plus un arbre même, ne porte un nom qu’on connaissait.

La ville a changé. On est resté semblable. Sans bouger, malgré soi, on aura fini par voyager. Tout le monde a oublié d’où l’on vient. Aucun chemin n’y conduit.

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