Poète, un foutu métier

"Les mots rares agacent souvent le vulgum pecus qui n’imagine jamais,
qui ne prend même jamais le temps d’imaginer une seconde ce que doit
être la vie d’un poète. Un peintre dispose de gouaches, de peintures
acryliques et de pastels. Il utilise de la térébenthine, de l’huile de
lin, des toiles, des poils de sanglier, ou de martre. Dis-moi
sincèrement : quand t’es-tu servie d’une de ces choses dans ta vie
courante ? Peut-être pour huiler ta batte de cricket, ou pour mettre du
mascara sur tes cils ? A la réflexion, tu n’as sans doute jamais touché
une batte de cricket de ta vie mais tu vois ce que je veux dire, non ?
Et les musiciens ? Un musicien, lui, se sert d’une machine de bois ou
de cuivre, de boyau de chat ou de fibre de carbone. Il a des septièmes
augmentées, des dièses, des bécarres, des modes doriens, des séries de
douze notes. Est-ce que tu te sers de bécarres pour contacter ton petit
ami ou de pizzicati pour commander une pizza ? Jamais, jamais, jamais.
Mais le poète. Ah, le pauvre poète, ayez pitié du pauvre, du misérable
poète ! Le poète ne dispose d’aucun matériau consacré, d’aucun mode
réservé. Il n’a rien d’autre que des mots, ces mêmes outils dont se
sert le reste de ce foutu monde pour demander où sont les toilettes,
pour se forger des excuses minables justifiant maladroitement les
trahisons de vies ordinaires ou pour s’inventer des chimères
pitoyables. Le poète n’a rien d’autre que ces mêmes mots,
rigoureusement les mêmes, qui, chaque jour, dans des milliers de
tournures et phrases différentes, maudissent, prient, insultent,
flattent et trompent. Ce malheureux poète n’a même plus la ressource
d’utiliser « celer » pour cacher, d’écrire « tors » pour tordu. On
attend de lui qu’il construise de nouveaux poèmes à partir des ordures
de plastique et de polystyrène qui jonchent le plancher linguistique du
XXème siècle. Qu’il crée une œuvre d’art à partir des préservatifs
verbaux usagés du discours social. Peut-on s’étonner, alors, que nous
cherchions parfois refuge dans des « boustrouphédon », ou « fatuaire »
ou « nictitant » ? Des mots innocents, vierges, des mots indemnes de
toute souillure, de toute contamination, dont la simple maîtrise nous
permet d’espérer une relation avec le langage semblable à celle du
sculpteur avec le marbre ou du compositeur avec ses portées. Mais
personne n’est jamais impressionné, naturellement. Les gens se
contentent de pester contre l’obscurité du texte ou alors de se
décerner eux-mêmes des satisfecit pour avoir compris l’ellipse,
l’opacité ou les allusions qui, croient-ils, approfondissent et
enrichissent une œuvre. C’est un foutu métier, tu peux me croire !"


In L’Hippopotame, Stephen Fry, J’ai Lu n°6319

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