Pokemon Go et la ville palimpseste

Pourquoi Pokemon Go ? La géographie fait depuis plus de 10 ans partie des ingrédients de ce que je construis, de ce que j’expérimente, de ce qui me construit. Sur le web, et pas seulement. Ce n’est pas l’élément toujours le plus visible, et certaines expérimentations ont été oubliées. Mais pourtant… Ce qui se superpose au lieu, ce qui constitue une géographie personnelle, ce qu’on peut raconter avec les lieux…

pokemon go 2La sortie du jeu de réalité augmentée Pokemon Go, et l’intérêt personnel que j’ai éprouvé à chasser les petits monstres japonais ne s’explique pas seulement par mon passé de chef de rubrique jeux vidéos dans la presse informatique, ni par les années à expliquer aux jeunes quels jeux pouvaient les intéresser. J’ai joué à Pokemon alors que j’étais trop vieux déjà, pour ça… J’ai même fait la une du magazine dont j’étais rédacteur en chef sur la série en dessin animé au moment de son lancement en France… Bref, rien que par nostalgie, j’aurais jeté un œil à la chose.

Mais si cela m’a plu, m’a touché, m’a parlé, c’est comme un écho à d’autres choses. Petit récapitulatif.

2007 ou 2008. Je lance en toute discrétion un wiki, sur le modèle de wikipédia. Ce wiki s’appuie sur mon blog d’info locale, grand-rouen.com, dans sa première période, celle d’avant l’aventure entrepreneuriale. Ce wiki propose, comme c’est le principe, à qui veut de l’enrichir de le faire. Sa particularité ? Une page par adresse à Rouen, pour chaque numéro, dans chaque rue. Et, dans chaque page, la possibilité pour chacun de poster des photos du lieu (intérieur, extérieur), et de raconter ce qui a pu s’y passer, ce qu’on sait de son histoire. L’entrée géographique me semblait riche de potentiel. Le projet disparaît en octobre 2008 : je suis embauché à Paris-Normandie. J’imagine ce qu’il pourrait être 10 ans après, et son potentiel sous forme d’appli, avec toutes ces pages géolocalisées.

Lorsque je découvre Google Map, à son lancement, mes premières tentatives consistent à tenter de raconter des histoire en reliant des lieux entre eux. Je tente au tout début une carte des lieux dans lesquels j’ai des souvenirs… Ma première expérience aboutie est la carte d’un fait divers, réalisée pour le journal local, mais qu’on ne publiera pas (pour des raisons qui m’échappent toujours, c’était une sacrée expérimentation pour l’époque). La possibilité de superposer l’histoire à la carte, de donner de la profondeur au lieu, d’associer la narration à la géographie, pourtant…

17 lieuxJ’allais poursuivre la réflexion dans deux directions. L’une d’elle mènerait à une exposition : 17 lieux. Pendant quelques semaines, en 2012, dans galerie, à Rouen, je donne à voir et à entendre une exposition multimédia. Je me suis chargé des textes, Guillaume Painchault des photos, et Aurèle Orion des sons (prises de sons et montage). Pour chacun des 17 lieux de Rouen que j’ai choisis, c’est l’écho qu’il éveille en chacun de nous qui est révélé pour une expérience que j’espère totale. Succès d’estime. On vendra quelques uns des 50 coffrets réalisés pour l’occasion, avec tirages des photos, CD des sons, impression des textes, et même l’ensemble au format ePub. Si cela vous intéresse, il m’en reste. Et le site web mi en ligne à l’occasion de l’exposition semble toujours en ligne ici. Ce qui m’importe alors ? Montrer ce que les lieux révèlent pour chacun d’entre nous, dans notre histoire intime. Les 17 lieux renvoient à ma biographie personnelle, et, pour chacun à ses propres souvenirs. A marcher et vivre sans cesse dans les mêmes lieux, on revit les souvenirs qui se superposent les uns aux autres. La ville est un palimpseste.

Pokemon journaliste

J’ai entre temps relancé Grand-Rouen. Techniquement, la première version n’est pas aboutie, et, en janvier 2012, avec le soutien de Raphaël Sanchez, je lance une deuxième version du site. Internet a été coupé au bureau, on fait ça du café qui nous sert de quartier général. Dans cette version, j’ai beaucoup embêté Raphaël pour qu’à chaque article soit associées des métadonnées. Des informations invisibles mais utiles. Parmi elles, des métadonnées géographiques : une longitude et une latitude pour chaque article. Je suis alors persuadé que cela aura de l’importance pour le référencement. Et, surtout, je pense qu’un jour on pourra lire les article racontant ce qui s’est passé, dans le temps, autour d’un lieu donné. Je suis intimement persuadé que l’indexation géographique des articles leur donnera de la valeur et une deuxième vie. Je n’ai pas l’idée de l’interface, mais ce que fait Pokemon Go, j’aurais aimé qu’on puisse le faire avec les articles de Grand Rouen. Le site a connu une autre destinée. Plouf, disparu, gommé par son nouveau propriétaire.

Etape suivante, qui m’a demandée un peu de temps, mais le fil est toujours là : Les Miraculées. Ce récit du sauvetage par Georges Lauret de trois juives pendant la seconde guerre mondiale à Rouen publié aux éditions des Falaises. C’est un travail d’enquête et d’écriture, mais c’est aussi un écho de la ville palimpseste. Je connais les lieux, j’y ai mes propres souvenirs, comme beaucoup de lecteurs. J’expérimente la superposition géographique des expériences. De mon enfance, puisque ma fenêtre d’enfant, je le découvre en avançant dans mes découvertes, donne sur les fenêtres de l’appartement des juives qui ont été sauvées. Je fréquentais, à trente ans d’intervalle, la même boulangerie, la même pharmacie… De mon enfance, donc, jusqu’à ces derniers mois : suite à la parution du récit, une plaque a été posée en mémoire de Georges Lauret, en présence de Gaby, la plus jeune des juives sauvées pendant la guerre, dans le hall du pavillon d’obstétrique du CHU, là où mes fils sont nés. Un des 17 lieux de l’exposition dont je parlais plus haut. Les couches de la ville palimpseste ne cessent de se superposer les unes aux autres.

Ce lien entre l’Histoire (la grande), nos histoires, et la géographie, ces superpositions le plus souvent invisibles d’expériences nous renvoient chacun à nos propres émotions, à nos constructions intimes.

pokemon go 1Alors, Pokemon Go ? C’est un peu cela aussi, la promesse de cela. La capacité technique de superposer au réel des expériences invisibles. Il s’agit d’abord de chasser des petits monstres, de les faire progresser. Cela change notre rapport au réel, comme nos souvenirs d’un lieu en changent la perception à chaque fois qu’on y passe. Dans la maison où j’écris ces lignes, j’ai capturé un Nosferati, et j’ai, aussi, parlé pour la dernière fois au téléphone à ma grand-mère quelques jours avant sa mort, j’ai écrit des livres, y compris une partie des Miraculées. Les expériences se superposent. A moi de les hiérarchiser, de les partager, de construire des choses à partir d’elles.

J’ose imaginer que le rapport au réel, à l’épaisseur du monde, aux couches successives ou simultanées qui constitue la valeur d’un lieu pour chacun d’entre nous, est entrain de changer et que Pokemon Go n’est que le premier pas vers une réalité consciemment augmentée de tout ce qu’on y partage. Et pas seulement, mais aussi, des heures passées à lancer des Pokeballs sur des Pikachu.

Mais voilà pourquoi j’aime Pokemon Go.

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