Journal – mars 2023

1/3/23
Est-ce par l’exercice du journal que l’on devient écrivain ? Est-ce qu’on devient écrivain, toujours, sans l’être jamais tout à fait ? Il se peut qu’on l’ait été, par fulgurance. Mais l’est-on ? C’est-à-dire pleinement dans chaque chose de la vie comme prolongement du texte ou texte en devenir. L’écrivain, pas seulement dans le rapport aux mots, mais dans tout le reste comme matière à discours. Et donc les autres. Et cette distance précise aux autres qui laisse la place au texte. Et si possible à rien d’autre. C’est un peu trop vertigineux, comme perspective d’aventure, non ?

2/3/23
Tu n’écris plus ? Uppercut. Si, bien sûr, évidemment, plus que jamais : la question m’a heurté. Elle portait sur le journalisme. Et ça, c’est vrai, j’ai arrêté. Mais écrire, jamais. J’y ai plus ou moins cru, j’ai plus ou moins eu confiance dans ce que j’écrivais. Mais j’écris, ça, oui, avec du doute, avec du plaisir, avec des larmes, avec tout et n’importe quoi, mais j’écris. Ah, cette question comme je l’ai prise au premier degré, vraiment.

5/3/23
Reprise d’écriture. Quand le rythme est quotidien, un jour sans, c’est un vrai manque, et là, la vie professionnelle a pris le dessus avec une densité exceptionnelle. Les neuf mois qui viennent s’annoncent comme les plus remplis jamais vécus, et donc, maintenir le rythme de l’écriture matinale est une nécessité absolue. Je le pose comme une contrainte obligatoire et c’est une question d’équilibre, comme dirait l’autre. Le journal, le projet de livre, le boulot. Jusqu’à la fin de l’année, rien d’autre. Et l’effort vaut d’être fait.

6/3/23
Deux mois d’écriture pour arriver à la moitié du premier jet du projet en cours. Deux mois, aussi, de yoyo émotionnel intense. C’est directement lié au projet, pour une part, et beaucoup au contexte. Tombé très bas, remonté très haut. Pas forcément reposant. Mais le projet est à ce prix. Pas de quoi s’en plaindre. Très loin du morne, du banal, de l’anodin. Mais le tout très dense, y compris ce qui n’est ni du projet ni du professionnel. On a connu des périodes plus calmes.

7/3/23
Le temps de concentration nécessaire à l’écriture. Sauvegarder ça. Je l’ai petit à petit pris sur le sommeil. J’avance pas à pas, dans le petit matin, mot après mot, et c’est la régularité, voire une forme d’acharnement, qui finit par produire un résultat. Est-ce suffisant ? C’est en tout cas une route, et il sera toujours temps de savoir où elle mène une fois parcourue. Une route, et pas un jour sans une ligne, ou presque. Le secret n’est pas très bien gardé, mais me suis longtemps trouvé des excuses pour ne pas respecter la règle.

9/3/23
Il arrive assez rarement que je reprenne une phrase du journal et que je la modifie, un ou deux jours après, mais cela arrive. Il ne s’agit pas ici d’atteindre une sincérité absolue : je sais qu’il y aura lecture. J’ai des repentirs. Je ne ments que par omission, mais je tiens, et c’est salutaire, à garder la maîtrise de ces omissions. Ne pas tout dire. Qui dit tout ? Qui se livre absolument à tous vents ? Et à quoi bon ?

12/3/23
Rythme intenable du journal lorsque tout s’accélère autour. Mais y revenir, ne pas lâcher, ne pas laisser filer. Je hiérarchise, et ça tient bon du côté de l’écriture du livre ; c’est ici que ça hoquète le plus. Mais ce n’est pas grave, y revenir. Trois fronts de préoccupations simultanés, et celui-ci est le quatrième, comme une digue juste avant ce qui tiendra. Je hiérarchise. Et je mène de front, ce qui évite d’accorder trop d’importance à l’une ou l’autre des questions. Une chambre d’hôpital, le livre, le métier. C’est déjà beaucoup.

14/3/23
Les levers à 5 heures du matin sont les meilleurs. Le temps d’écrire, jusqu’à presque 7 heures. Le projet avance. Et même le temps du journal. C’est le rythme idéal. Je ne peux m’y tenir qu’en dormant assez tôt le soir, et impossible donc de m’y conformer systématiquement. Écrire, de 5 à 7 et vivre ensuite. Ce serait le secret. Rien qu’on n’ait pas su avant, mais, depuis longtemps maintenant, tenir et pas de hasard. Devenir écrivain, c’était aussi simple que se lever de bonne heure. Chaque jour.

15/3/23
Des bribes de vie se retrouvent jour après jour dans le projet de livre qui se nourrit des anecdotes quotidiennes. C’est une façon d’écrire qui ne fait pas du projet de livre un journal, très loin de ça : on est dans la fiction. Mais je détache quotidiennement de l’os de la vie des lambeaux de chair qui nourrissent la fiction. Je sais où ils sont et aussi que la forme du projet dépend des événements autant que de la nécessité interne du texte. Je ne crois pas avoir jamais écrit comme ça.

16/3/23
Le fait que la vie peut être dense et passionnante sans que le journal le soit. La vie, remplie de choses à faire et à inventer, et le journal, en contrepoint, comme vide des expériences de lecture qui s’espacent, et de l’écriture du projet qui déroule son rythme tranquille du petit matin, avançant vers la fin du premier jet que je sens plus court qu’envisagé sans que cela pose de problème. Le texte se termine simplement lorsque ce qui devait être dit a été dit. Et il se pourrait qu’il ne reste pas tant que ça à écrire.

17/3/23
Quand tu écoutes parler ton éditeur et que tu te dis que ce serait vraiment idéal qu’il publie ton livre et que, justement, ton manuscrit lui a plu et qu’il va donc publier ton livre. Je ne sais trop comment les planètes s’alignent parfois et je reste totalement incrédule, et on verra ce que ça donne concrètement en janvier, mais je ne vais pas bouder mon plaisir jusque-là. Ni ignorer la pression que ça met sur le manuscrit d’après (écrire est un perpétuel recommencement).

18/3/23
La fin du premier jet du projet se rapproche. Ce serait donc un texte court, finalement. Un tout petit roman de quoi ? 120 pages ? Ce n’est évidemment pas le sujet : le texte se termine de lui-même et peut-être va se rallonger de lui-même aux relectures, aux réécritures. C’est un texte dense, âpre, écrit dans la douleur, et que j’ai de la peine à devoir quitter bientôt. Je n’imagine pas la même intensité une fois le premier jet fini : ce qui arrive alors est plus technique, plus froid. Il y aura moins besoin des tripes. Enfin je crois. Comment savoir ce que ça va encore remuer ?

19/3/23
Je joue avec ChatPGT, l’intelligence artificielle qui écrit mieux que bien des humains. L’étendue des possibles est fascinante, et apprendre à utiliser la chose absolument indispensable. Pour ce qui est de l’écriture professionnelle, aucun doute : il faut apprendre à utiliser la bête. Son arrivée imminente dans les traitements de texte (et le reste des outils bureautique) est une révolution. Et le rapport à la création, à partir de là, totalement remise en question. On n’a pas fini de se poser la question de ce que l’on pourra écrire sans IA après ça.

20/3/23
Et si rien du texte ne fonctionnait ? Le doute me prend alors que je pourrais considérer le premier jet terminé. C’est un texte court, l’équivalent d’un roman de 120 pages. Un texte court et qui devrait être dense, et fort, et poignant. Et si rien ne marchait ? Si la seule chose éprouvée par le lecteur, la lectrice, était une forme de gène polie ? Si tous ces petits matins d’écriture n’accouchaient finalement de rien malgré tout ce que j’ai mis là ? Le moment de doute, ce vertige. Seule une lecture extérieure pourrait valider que je ne me suis pas totalement fourvoyé.

21/3/23
Quand savoir si le livre est fini ? J’ajoute encore ce matin, et sans doute encore demain, des paragraphes entiers, que je n’imaginais pas la veille. Il faut dans l’écriture une forme de passivité et de confiance : la matière texte s’écoule encore, comme d’un drain. C’est vieillir, ça : jeune, je voyais le poème comme un jaillissement, un geyser. Et là, le drain, l’écoulement, la patience. Ce n’est pas de la poésie, et c’est peut-être ça qui change. La prose ne nait pas de la même pression, ni de la même durée.

22/3/23
Le moment de doute est terrible devant le manuscrit dont j’estime avoir fini la première mouture. Comment reprendre ça ? Et surtout juger si ça vaut quelque chose d’autre que ce que j’y ai mis de moi. En clair, est-ce que ça peut intéresser quelqu’un.

24/3/23
Là, j’ai un premier jet montrable. La réalité est celle-là : le texte me semble perfectible, mais lisible en l’état. La question qui se pose. A qui le faire lire, à qui l’envoyer, et la crainte démultipliée de la première réception. Ce n’est pas neutre, jamais. Et il va peut-être me falloir du temps, peut-être peaufiner encore. Peut-être laisser reposer. Peut-être longtemps. Laisser reposer, passer à autre chose, puis y revenir, dans quelques semaines. C’est sans doute le plus sage. Je sais la difficulté et l’importance de la distance. Cette fois en particulier.

25/3/23
Dépasser le moment du premier jet, c’est dépasser le moment où j’écris avec la vie, où je transforme le réel en texte. C’était éprouvant, et pas facile d’en sortir. Je ne sais pas si j’y arrive bien. La phase suivante : transformer cette matière texte rassemblée en autre chose, en un livre, un récit, en quelque chose qui ne soit plus du réel plaqué sur la page, mais autre chose qui tienne par sa cohérence propre (j’ai d’abord écrit sa “volonté”, comme si le texte avait une volonté qui me dépasse, mais c’est peut-être le cas).

26/3/23
Les larmes aux yeux en relisant les dernières pages. Je ne sais pas si l’effet sera le même sur les lectrices et les lecteurs. Le texte me retourne. J’y ai mis de la sincérité, et la question : est-ce qu’avec ça j’ai fait de la littérature ?
Parmi les moments précieux de la vie, ce café, seul, accoudé à la table de la cuisine. Petit matin, chants d’oiseaux. Être un peu triste mais confiant. Avoir écrit, juste avant.

27/3/23
Beau cadeau : Le voyage d’hiver et ses suites, la nouvelle de Georges Perec (qui n’est qu’un appendice en Pléïade) et ses suites se sont les multiples réécritures et réponses des oulipiens. Un ensemble éminemment ludique et talentueux dans La Librairie du XXIe siècle aux éditions du Seuil. J’apprécie la prise de risque qu’il y a à m’offrir ce genre de livre, et surtout la découverte. J’étais jusque-là passé à côté de cette histoire. La nouvelle pose un livre disparu d’un certain Hugo Vernier qui aurait inspiré tous les écrivains du XIXe. Et les Caradec, Le Tellier, Roubaud et consorts en rajoutent autant qu’on puisse. Hautement recommandable.

28/3/23
Premier envoi de la première mouture du projet. Bizarrement pas vraiment d’angoisse quant au retour. Soit j’ai confiance dans le texte (ce dont il me semble douter…), soit j’ai confiance dans l’éditeur. Cette deuxième option me semble plus crédible.

29/3/23
Lire à voix haute, au chevet d’un mourant, le texte qu’il ne verra jamais publié, parce qu’il a à savoir, avant de partir, que le texte existe. Et c’est une façon de lui offrir pour toujours, car le texte sera toujours le dernier qu’il aura entendu et, à chaque fois qu’on le lira, à chaque fois même qu’on prendra le livre en main, c’est à lui que l’on pensera, sur son lit d’hôpital, dans la douleur qu’on devine, une heure peut-être avant que commence le goutte à goutte de la morphine.

31/3/23
Savoir ne rien faire et attendre. On n’attend pas assez. On n’est pas suffisamment immobiles et l’on ne sait pas patienter un temps indéfini jusqu’à ce que l’attendu se produise. Attendre l’inévitable dont seul le moment est incertain.

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