40 – Feuilleter

Le bruit sec du paquet de prospectus qui tombe dans la boîte aux lettres et c’est vite la petite porte intérieure qui s’ouvre, le paquet un peu épais des journaux gratuits et des offres de pizza à domicile dans la main de l’homme et, comme chaque semaine à l’heure dite, le catalogue des promotions hebdomadaires du supermarché de la zone commerciale la plus proche posé sur le formica froid de la table de la cuisine : le logo bleu et jaune, et les offres les plus extraordinaires en couverture des 70 pages, toujours 70, qui égrainent les possibilités de bonnes affaires ; l’homme s’assoit sur la chaise en plastique moulé vert pomme, dispose bien droit devant lui le catalogue et détaille sur la couverture les promesses de la semaine : pommes de terre amandine par 1,5 kg à 1,69 €, 16 steaks hachés pur bœuf, – combien faut-il être dans une famille pour engloutir 16 steaks hachés pur bœuf à 20% de matière grasse ? (oui, cela fait plus de trois steaks de matière grasse hachée pure, mieux vaut ne pas compter) -, les barres chocolatées au prix réduit d’un quart, les trois tranches de jambon supérieur cuit gratuites à condition d’en acquérir six payantes, et les cinq filets de saumon, de 120 g chacun, au prix incroyable de 8,59 €, sans peau, un aspirateur eau et poussière en solde, 180 lavages en lessive liquide, et même 44 tablettes pour lave-vaisselle mais ne nous emballons pas, ce n’est que la couverture et l’homme sait qu’il trouvera dans les pages intérieures d’autres occasions de se réjouir : dès la deuxième page une profusion de pièces de boucher assaisonnées à des tarifs avantageux, puis des filets de poisson, des crevettes juste sorties de l’avion, des moules de bouchot, des noix dans leurs coques (il y a également des noix en cerneaux, mais c’est 10 pages plus loin, sans doute une ristourne moins attrayante), des kiwis, des potimarrons, des poireaux bio, même, qui promettent des soupes, des quiches, voire des pot-au-feu, de la saucisse de viande de qualité supérieure, ensuite, proposée en barquettes de 500 g, puis du jambon cru fumé de la forêt noire dont 25% offert – comment choisir parmi tous ces produits ce qui fera le menu de la semaine ? –, des fricadelles de volaille moins 16% sur le prix au kilo, des cervelas à l’alsacienne par huit unités, de la saucisse de Lyon en tranches (par 250 g) et c’est tout un voyage dans les notes de bas de page : le saumon fumé vient de Pologne, les filets de truite de Turquie, le cachir halal goût bœuf olive de Belgique, – le dépaysement est garanti puis ce sont au fil des pages de nouveaux rêves qui se dessinent et autant d’options entre lesquelles il faut bien choisir, puisque si l’on en est là à détailler les offres spéciales c’est qu’on fait un peu attention à son budget et c’est d’autant plus vrai que la fin du mois approche, alors, l’homme coche ce qui pourrait lui convenir, les menus plaisirs qu’ils pourraient se permettre, les folies envisageables : tartiflette au reblochon de Savoie (600 g pour seulement 4,99 €), crozets au Beaufort et mini diots, lasagne à la bolognaise (1,15 kg, plat familial provenant d’Autriche, précise la note en petits caractères), feuilleté de thon à la basquaise de 500 g, cancoillotte de Franche-Comté (1,49 € les 250 g, à l’ail ou nature, au choix), boisson au yaourt, d’Allemagne, vendue au kilogramme (150 g offerts), parfum fraise ou pêche-fruit de la passion, thon à l’huile, galettes boulghour et quinoa à la tomates (-60% sur le deuxième acheté), tartines garnies congelées, riz basmati (on n’est qu’à la moitié du catalogue, et déjà trop de choix, l’homme frise l’indigestion : il décide une pause) … et voilà la page consacrée aux biscuits apéritifs, chips, flips flûtes aux goûts fromage, bacon ou cacahuète : l’homme tourne vite le feuillet, pas de ça chez lui, plutôt ces sucreries qui toujours terminent un bon repas, des biscuits qui iront avec le café, le deuxième paquet à moitié prix, – c’est un type de promotion auquel on s’habitue -, muffins (1 offert par paquet de six), cookies (60% de réduction sur le deuxième paquet, mais comment choisir entre triple chocolat, cœur fondant nougatine ou chocolat blanc ?), moins vingt-cinq, moins quinze, moins vingt pour cent, les enchaînements compliquent encore la sélection entre les sablés, les biscuits, les gaufres roulées, les pains au lait, les guimauves, les gaufrettes ; mais l’attention, heureusement, se porte vite sur les pages suivantes où tout, à part l’eau minérale, est à consommer avec modération : bière offerte (par pack de six), la sixième bouteille de vin rouge gratuite, puis les doses de café (qui n’a pas besoin de sa dose ?), extra corsé (cinq dosettes offertes), doux (quatre dosettes offertes), « regular » (par 432 g), c’est le moment encore de calculer, mieux vaut regarder le prix de la dosette à l’unité, l’homme a l’habitude, et c’est le café doux le moins rentable, on ne l’y prendra pas cette semaine ; passer vite la nourriture pour chats et chiens, même si une photo de chat, c’est toujours agréable, mieux qu’un vrai, en tout cas : pas de litière à changer, pas de poils partout dans l’appartement ; gel douche, shampoing, lait pour le corps, choisir son modèle, son parfum, sa réduction, il faudrait faire des tableaux, comparer les avantages et les inconvénients, citron, caramel, fleur d’oranger, ce qu’on sentira dépend mais c’est ici 80% de réduction sur le deuxième, il ne faut pas se tromper, ça va durer un moment, déodorant, efficacité 24h, (-80% sur le deuxième, – on parle du prix, pas de la durée) ; une brosse à dents offerte dans un lot de trois, dentifrice à moitié prix, lingettes (très mauvais pour la planète, l’homme n’en veut pas, il est sensible à l’avenir du monde), rouleaux de papier toilette triple épaisseur par vingt rouleaux, histoire de voir venir, neuf, dix ou onze couches bébé offertes selon le choix du modèle (pas de bébé en vue, on passe), ouf, ce sont ensuite les plantes vertes, et ça, l’homme n’en veut plus chez lui, il en a déjà dans tous les coins (les prix l’ont séduit plus d’une fois) et c’est à croire que ça ne meurt jamais, ces choses-là ; rien à faire non plus d’une tonnelle en aluminium à moins vingt pour cent, ni d’un aspirateur à eau (il croit en avoir vu un quelques pages plus tôt, le catalogue insiste vraiment sur le sujet), encore moins d’un coupe-bordure (même à 39,99 euros au lieu de 49,99) ou d’un presse-agrume électrique qui lui ferait pourtant gagner quatre euros sur le prix normal, ne parlons pas de la perceuse-visseuse sans fil sans batterie ni chargeur, garantie trois ans, et qu’il ne sortirait qu’une fois ou deux de sa boîte, et encore, suit une perceuse à percussion et des forets (boîte de 107 de différents diamètres), et une foule d’outils divers dont l’usage même est un mystère : set de cliquets et douilles, niveau à bulle, scie japonaise à lame flexible, ponceuse multifonction trois en un (mais quoi dans quoi ?), gants de travail, colle à bois, puis ce sont les vêtements : blouse col tunique, jupe salopette, jean super skinny fit (va savoir qui rentre là-dedans, pas l’homme, en tout cas), chemise en velours côtelé, pantalon de jogging cargo (mystère…), tout cela pour enchaîner sans transition avec une machine à café expresso, tasses, théière, extracteur de jus, mini grille-pain (une tranche à la fois seulement), mini-batteur (pour œuf de caille en neige ?), machine à pain à trois niveaux de brunissage (il n’y a plus de ristourne, mais des prix incroyablement bas pour des promesses extraordinaires), casserole en fonte, couteaux de cuisine (manches colorés), cuiseur à œufs (jusqu’à 7 œufs, il faudrait les acheter par douze…), appareil à croque-monsieur, pinceaux ronds, pinceaux plats, toile à peindre et scie à chantourner (on passe du coq à l’âne, le concepteur du catalogue ne sait plus comment classer les références, il fourre tout ce qui lui reste à la fin de la brochure), bloc multiprises, pistolet à colle, livre de pochoir, agrafeuse sans fil, boîte de peinture aquarelle, tapis à dessin, ciseaux cranteurs,  et, fort étrangement, pommes rissolées surgelées par paquet d’un kilo (le deuxième à moitié prix, voilà longtemps qu’on n’avait pas vu une telle offre), et, pour finir, la deuxième boîte de six œufs à moitié prix, ce qui rend du coup le cuiseur attractif : l’homme respire, il a fait des croix au stylo dans le catalogue, repérant les produits qui lui plaisent, il peut rouler le papier, et, muni de son cabas, partir faire ses courses : il ne doit pas traîner car les gens vont s’arracher le Nectar multivitaminé light à 66 centimes la bouteille, et il n’y en aura pas pour tout le monde.

Photo de Mehrad Vosoughi provenant de Pexels

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