20 – Lire

A force de chercher une occupation, cela devait arriver. L’homme a voulu un livre. Un vrai livre, un qui l’emporte ailleurs, le fasse voyager, le happe, le retourne, le bringuebale, le secoue un peu. L’homme espérait des soleils couchants, des mers turquoises, des lagons oubliés, des aéroports bondés, des rencontres impromptues, des corps qui se touchent sans se parler, des sourires, des bouches qui s’ouvrent. L’homme cherchait la passion et les promenades main dans la main, les forêts de châtaigniers centenaires, l’odeur des pinèdes, la chaleur des dunes, les batailles fracassantes au pied de remparts détruits, des femmes énigmatiques, la magie d’une mèche de cheveux dans un médaillon gardé toute une vie contre son cœur, les secrets révélés trop tard. Il aurait apprécié des voyages interminables et des photos de groupe, des concerts de jazz, des matchs amicaux, des parties de chasse, des manifestations pacifistes et des prises de la Bastille. Des nuits de poker enfumées dans le saloon abandonné d’une ville balayée par les vents du midwest. Une quête à travers quatre continents, la découverte d’un trésor, une traversée sur un galion bondé au milieu de pirates éborgnés. Une épopée, un road trip sous acide, une remontée de l’Amazone en brasse coulée, une virée en scooter volé, une exploration intergalactique. L’homme rêvait de braquages de banques, d’escalades interminables, de sommets enneigés, de nuages menaçants, de coups de feu dans la nuit, de bruit de pas dans les salles de garde, de courses contre la montre et de banquets arrosés à la cervoise. Cela aurait chanté, hurlé, murmuré, susurré, asséné, révélé sous la torture ou au coin de l’oreiller des codes pour désactiver des bombes et ouvrir des coffres. L’homme s’imaginait croiser des ours polaires, des géants chauves embauchés par des cirques, des enfants malicieux, des aventuriers du dimanche, des archéologues, des zoologues, des poètes sous morphine, des aéroplanes fantômes. L’homme aurait voulu tourner les pages sans se souvenir du canapé où il était affalé, et passer d’une scène à l’autre, de révélation en révélation, de fausse piste en chausse-trappe, sans plus voir passer l’heure, et jusqu’au petit jour. Un seul livre hélas, dans sa bibliothèque : Jardiner au fil des saisons. Et l’homme n’a pas de jardin.

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