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Technique rédactionnelle : faire disparaître l’humain

François Bon
François Bon

Je participe à l’atelier d’écriture estival 2018 de François Bon. Cela se passe en ligne. Il fait une proposition, et les participants répondent par un texte. L’enjeu ? Travailler un peu sa technique, sa créativité, écrire, juste écrire. J’aimerais m’arrêter sur la vingtième proposition de François Bon, et parler un peu technique justement. Technique d’écriture.

La proposition d’abord. En vidéo. La vingtième c’est la fin du deuxième cycle de propositions, mais il en reste 30, ensuite.

Si vous ne prenez pas le temps d’écouter, voici la version textuelle, plus courte :

dans L’équipée malaise de Jean Échenoz, un clochard s’héberge clandestinement dans le musée Jacquemart-André : bibliothèques, musées, appartements vides, stations de métro, centres commerciaux où la musique d’ambiance et les messages de service continuent le dimanche : comment est-ce que vivent ces lieux quand personne n’est là pour les décrire ? comment écrire quand y projeter un narrateur est impossible ? on voudrait une proposition libre, dérivante, exploratoire

L’exercice m’intéresse car il consiste à faire disparaître l’humain du paysage. Autant ceux qui l’habitent d’ordinaire que celui qui le raconterait. Pas de narrateur. Qu’est-ce qu’un lieu sans la possibilité d’être observé par un narrateur ? Que devient l’écriture alors ? « Une écriture sans les hommes », dit François Bon dans la vidéo.

Pourquoi choisir de vous parler de cette proposition parmi les 20 premières ? Parce qu’elle est l’exact contraire de ce que j’essaye d’apporter à mes stagiaires, à mes étudiants, lors de mes cours de techniques rédactionnelles, d’écriture web. Je chasse les phrases dont l’humain à disparu : je promeus la phrase où l’homme agit. Le sujet du verbe d’action, toujours, doit être humain. Question de lisibilité. Question d’incarnation. Question de densité, aussi.

Lorsque l’humain disparaît, le texte s’empâte, s’encroûte. C’est le jargon technocratique : ce style d’écriture qui fait disparaître les aspects humains d’un problème au bénéfice de ses aspects techniques, ce style qui protège le locuteur en le gommant du texte : il n’y prend plus la moindre responsabilité.

Le jargon technocratique est facile à repérer : formules impersonnelle (il faudra, il s’agit…), phrases passives, phrases nominales, le moins de verbes possibles, et souvent creux (être, avoir, faire…). Les objets semblent les acteurs de leur destins en devenant les sujets des verbes.

Mettons de côté la capacité du jargon technocratique à inventer des mots nouveaux et à abuser des suffixes savants : -ité, -itude. Même l’Académie française dénonce : « un certain jargon technocratique est aussi un bon pourvoyeur de néologismes, dans lesquels, bien souvent, le caractère pompeux le dispute à l’inutilité ». Mais ce n’est pas ici notre objet.

Je n’avais pour répondre à la proposition de François Bon qu’à puiser dans ces techniques de construction de phrases et l’homme aurait disparu du texte comme du lieu que je décrivais. Au risque d’un texte illisible ? Pas forcément : je vous laisse juges.

Et plus tard il fera nuit et ce sera la dernière. L’immeuble aura été vidé. Il reste toujours des choses : la photo d’un amour de jeunesse punaisée à la hauteur d’une tête de lit dans la deuxième chambre d’un appartement du premier, un livre à la couverture déchirée au sol dans un couloir, une pièce de monnaie qui a roulé dans la rainure d’un placard –- elle a servi à décider, à pile ou face, la couleur d’un frigo -–, un peigne qui a glissé entre un mur et un lavabo, ces mesures à l’angle d’une porte, avec des prénoms, des dates, un cœur au feutre rose à la place du point sur un i. Les fils et les prises électriques ont été arrachés, l’électricité depuis longtemps coupée, mais des appliques en plastique mauve ont échappé à l’attention dans une cuisine autrefois aménagée -– il avait fallu s’entendre sur la taille des motifs du carrelage. À l’emplacement des radiateurs reliés au chauffage central, le négatif de leur présence un peu plus clair sur des papiers peints aux rectangles orange forcément défraîchis. Une serpillière pliée parce que le ménage a été fait en partant, c’est la moindre des politesses, le respect minimum. Les portes entrouvertes des appartements donnent sur l’escalier commun. Aucune trace de pas dans la poussière des paliers. Au sous-sol, une cave oubliée, un bric-à-brac à jamais perdu : valises pleines de photos, cahiers d’école, chandeliers, correspondance, prospectus, bons de réduction, buvards, prix d’excellence, journal intime, mèche de cheveux, médaillon d’ivoire. Le lendemain, les engins de chantier, mâchoires d’acier en action, attaqueront le béton par le toit.

Ce qui reste des hommes ? Des traces, mais pas des traces de pas, trop directes, des objets qui se sont échappés, ont su disparaître. Des objets avec leur propre histoire. L’homme n’est pas loin, il a été là, mais il est déjà gommé par la façon d’écrire. Possible que je me serve de cette proposition du lieu vide en formation.

Pour lire l’ensemble de mes réponses aux propositions de François Bon, c’est ici : « Le paysage est le fantôme« .

 

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