Site icon Sébastien Bailly

Où est passée l’intelligence collective ?

Si ma mémoire ne me joue pas de tour, j’ai interviewé Pierre Lévy en 1994 à l’occasion de la sortie de son livre L’Intelligence collective (La Découverte). C’est à la fin de cette année-là que je me suis connecté pour la première fois à Internet. Et j’ai du croire à cette utopie les 20 ans qui ont suivi. Beaucoup moins depuis 10 ans.

Dans son bouquin, Pierre Levy pose le concept. L’intelligence collective est la capacité d’un groupe (une communauté, une organisation, un réseau) à mutualiser et coordonner les compétences, les savoirs et les talents de ses membres pour produire un résultat ou résoudre des problèmes que chacun seul n’aurait pas pu atteindre.

Contrairement à la vision hiérarchique et centralisée, Lévy voit l’intelligence comme distribuée : « Personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose, et c’est ensemble que nous savons tout. » Les connaissances sont réparties, mais elles peuvent être reliées et valorisées via la communication et les outils technologiques. Pour Lévy, l’essor d’Internet et des réseaux numériques n’est pas juste un support technique : il augmente la mémoire collective et facilite la mise en commun, la discussion, la création collaborative, indépendamment des distances.
Il s’agit de favoriser un apprentissage collectif permanent et l’auto-organisation des groupes pour faire émerger de nouvelles formes de culture et d’innovation.

Il serait peut-être temps de le relire. Le rerêver ?

Dans la vraie vie, j’ai eu l’occasion de voir comment on pouvait passer à côté de l’intelligence collective, faute d’un accès libre et partagé à l’information, faute de la reconnaissance (véritable) des compétences de chacun, faute de coopération horizontale efficiente. Cela reste le drame des organisations, des équipes, du management, et, peut-être bien, une impossibilité du système capitaliste.

Chez Pierre Lévy, l’intelligence collective est à la fois un idéal social (que je sais donc difficile à atteindre, à mon grand désespoir) et une dynamique rendue possible par les réseaux numériques : mettre en synergie les intelligences individuelles pour former une conscience et une capacité d’action communes. Ambitieux.

Cette dernière partie, c’est ce que devait permettre Internet. C’est l’utopie initiale du Web, et du début des réseaux sociaux. C’était ambitieux. On ne peut, aujourd’hui, que se demander où tout cela est passé…

Et tout cela me revient avec la publication de la tribune de Benoît Thieulin et Romain Pigenel, deux de ceux qui ont vécu tout cela au coeur du réacteur : Pour des plateformes universelles : le nouveau combat de la gauche au XXIᵉ siècle. Ils font du retour de cette utopie un enjeu politique dont la gauche devrait se saisir. Faut-il renoncer à l’intelligence collective face à l’intelligence artificielle et à l’industrialisation de la bêtise ? Ils nous font espérer que non.

J’écrivais dans le même esprit dans Culture, puissance et pouvoir (EMS, novembre 2024), l’importance de maîtriser les IA pour ne pas voir les récits qui nous façonnent se faire phagocyter par des projets économiques ou politiques. Ce qui se passe depuis, avec la dérive de Grok, d’Elon Musk, et les biais de DeepSeek, l’IA chinoise, ne vient pas vraiment contredire mes propos d’alors.

Mais si l’on ne relève pas ce défi, que se passera-t-il ?

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