Site icon Sébastien Bailly

Journal – mars 2025

1er mars

Le livre à écrire est pour 2026, au mieux. C’est le rythme de l’édition, le rythme de la littérature. Le temps que ça prend. Mais il s’écrit aujourd’hui. Dans un monde aussi instable, incertain, l’écrivain devrait se faire voyant pour savoir ce qui sera lisible dans un an. Il faudrait écrire non pour dans un an, courte vue, mais pour dans cinquante, ou cent, pour le « quoi qu’il soit arrive ». Il ne faudrait surtout pas écrire pour le temps. Ne pas écrire pour. Ecrire. Ecrire comme on aime : pour toujours. Absolument. Sans conditions. Dans l’absence de l’autre et dans sa présence continue. L’autre, qui lira. L’autre qui pourrait lire. C’est puissamment grandiloquent. N’empêche que je ne sais plus quoi écrire. Je ne connais qu’une recette, dans un cas comme celui-là. Ecrire jusqu’à ce que ça devienne évident.

2 mars

Assister hier à un spectacle raté. Texte daté, sans rythme. Jeu sans émotion. Mise en scène sans inspiration. Il est question d’amour, et ça ne marche pas. Ou ça ne marche plus. Triste pour l’actrice, seule en scène, qui se démène en vain. Elle devrait partager avec nous son désespoir d’avoir été quittée. Mais rien ne fonctionne. J’aurais voulu noter les phrases ratées. Me reste en mémoire ce moment où elle se déclare « ensevelie sous une poutre ». Non, ce n’est pas possible. Quelle taille fait la poutre pour que le corps disparaisse entièrement dessous ?Visualiser ce qu’on écrit, toujours, et ne forcer le trait qu’en connaissance de cause. Là, le texte multiplie les approximations, comment nous emporterait-il ? Il y a quelque chose de réconfortant à assister à une telle débâcle : si une pièce comme celle-là peut-être montée, alors je devrais pouvoir continuer à écrire un moment.

3 mars

Il y a deux ans je vivais une journée fabuleuse. Il y a un an, moins, beaucoup moins. Entre ces deux dates, j’ai été broyé par la bêtise et la maladie. Le 3 mars 2023, sans doute le plus beau moment de ma vie professionnelle. Il y a encore un bonheur palpable à avoir vécu ça. Parce qu’il avait fallu se battre. Je ne savais pas que je perdrai la bataille suivante, qu’on me pousserai dans le fossé. J’ai vu le résultat. Tout le monde a pu le voir. L’échec cuisant qui a suivi. J’avais raison. Et j’aurais tellement préféré avoir tort. Donc, le 3 mars. Une des dates auxquelles je pense à cette équipe et au potentiel formidable qui a été gâché.

4 mars

Se souvenir de Samuel Beckett résistant.

6 mars

Ce sont les épreuves. La dernière relecture avant publication. Les derniers doutes. Est-ce que le texte, enfin, tient ? On est à deux mois de la sortie. Jamais le contexte de publication n’a paru si peu prévisible. Tout est dans le livre, toutes les situations, toutes les options. Mais elles semblaient tellement plus improbables à l’écriture. Tellement fictives. La réalité va trop vite. Les hauts et les bas. Suis tellement peu solide. J’ai tellement peu confiance. Et là, décider que chaque mot est à sa place, que les virgules ne bougeront plus. Il faut figer les choses. Mais comment figer quoi que ce soit ? Une épreuve.

7 mars

Voir les couleurs imprimées de la couverture, modifier encore une fois une phrase de la quatrième. Relire. Savoir où et quand aura lieu la soirée de lancement. La date de lancement de l’impression. Bientôt les documents qui accompagneront les services de presse. Le livre devient concret. Deux mois avant la sortie.

8 mars

Pleine dernière relecture d’Autoroute. Il faut se préparer pour l’impression, et les premiers envois. Donc premiers retours de lecture, dans moins d’un mois… Et puis Parfois l’homme en poche. Qui part aussi bientôt à l’impression. C’est un drôle de truc, quand même. Que tout se passe aussi bien. Ca aurait pu être sans l’effondrement, la médiocrité, le mépris, la bêtise. Ca aurait pu être dans la légèreté et la désinvolture. Ca aurait pu ne jamais être aussi. Je devrais me laisser porter, profiter, remercier le hasard. Mais il y a ce qui manque, l’amputation, les douleurs fantômes. On en veux toujours plus. Il y a cette tristesse, et le poids des absences. Ce n’était pas nécessaire. Tellement bête et inutile, ridicule, bas, stupide. Tellement absurde et petit. Je ne manque pas d’adjectifs. Et ce que la bêtise a coûté… Ca me désole.

9 mars

Dernière relecture d’Autoroute terminée. Pour moi, le texte est prêt. Les premières rencontres avec les lectrices et les lecteurs s’organise (le 15 mai à Paris, le 20 mai à Rouen…) Voilà, voilà… Il reste à savoir défendre le livre (espérer surtout qu’il se défende bien tout seul).

10 mars

Avoir subi des violences. Les avoir subies encore un genou à terre. Et ça a continué quand j’étais en boule au sol, en larmes et en sang. De la part de personnes que j’estimais et qui n’auront jamais rien voulu entendre ni expliquer. Avec le temps et la distance, les émotions devraient s’estomper. Je sais maintenant que c’est un mirage : le mal qui a été fait est là. Ce n’est pas une option, et ce qui change, c’est qu’il devient possible de vivre avec ce poids. Et la question qui est là, devant : que faire de ça une fois qu’on a réussi à y survivre ?

11 mars

Écrire cette entrée du journal dans la salle de petit déjeuner de l’hôtel, à Roubaix. Seul. Se superpose immanquablement d’autres petits-déjeuners, dans d’autres hôtels. C’est un motif récurrent. Combien en une vie ? Et combien en écrivant quelques lignes. la vie n’est jamais que ce qui remplit le temps entre deux petits-déjeuners buffet à volonté, café. Groupes bruyants de collègues qui jouent pour une fois ensemble un temps généralement intime. Partager ce moment, en faire un temps social. Je me souviens des salles matinales de dizaines d’hôtels, certains où j’ai eu mes habitudes, d’autres, récents, de festivals littéraires, de voyages professionnels, de vacances en famille. En écrivant ces lignes : y trouver le motif récurrent possible d’un prochain livre.

12 mars

Il y a peu de nuits sans y rêver, aucun jour sans y penser. Aucune possibilité d’avancer comme si ça n’avait pas eu lieu. Ce serait mentir. Alors je masque un peu les choses, bien sûr, comme tout le monde, pour continuer, poursuivre. Mais une partie de moi est restée là-bas. Je n’entends pas une histoire d’abus, de harcèlement, de viol, sans y revenir. C’est ce que vivent les victimes. Une victime sans personne qui se sente coupable, avec des responsables qui ne regrettent rien, et qui n’ont donné aucune explication à leurs actes. Une victime dont les agresseurs poursuivent tranquillement leur chemin. Et, oui, comparativement à ce par quoi il a fallu passer, je vais bien.

Je crois qu’il faut écrire ça aussi, c’est une réalité que je ne raconte pas. Mais c’est ce que je suis devenu. Ce qu’on devient. C’est peut-être un chemin qui conduit vers un ailleurs plus léger, ou un fardeau qu’il faudra toujours porter. Je ne sais pas. Je sais que c’est long. Et je sais qu’on peut vivre sereinement la douleur quand, un jour, elle n’empêche plus le mouvement, quand, un jour, le mouvement redevient possible, alors qu’on avait cru qu’on ne remarcherait jamais. Je marche. Ca fait un peu mal, mais je marche.

14 mars

Vu, hier soir, Les Gratitudes, au Théâtre du Petit Saint-Martin. La pièce, adaptée du livre de Delphine de Vigan, mise en scène par Fabien Gorgeart, avec les comédiennes Catherine Hiegel et Laure Blatter aux côtés du musicien et comédien Pascal Sangla. Fin de vie, mots qui font défaut, et comment remercier celles et ceux qui importent avant que tout s’arrête pour de bon. Pour qui seront les derniers mots qu’on saura écrire ou dire ? Et seront-ils à la hauteur ? La prestation sur scène est juste, larmes aux yeux garanties à la fin de la séance. Il y a les mots qu’on ne dira pas, ceux qu’on voudrait dire, ceux qu’on arrive à dire. La vie, les corps, ce qu’on arrive à être pour l’autre qui en a besoin, ou ce qu’on arrive pas à être. Les regrets. Lourds, qu’on aurait à ne pas dire les choses. Du mélo ? Sans doute un peu. De beaux personnages, crédibles et incarnés. Et la parolière qui cherche ses mots, les confond, ne les trouve plus, c’est simple et beau. Superbe interprétation de Catherine Hiegel.

15 mars

Vivre simultanément deux choses : la sortie à venir d’Autoroute, dont l’impression est en cours et la reprise de l’écriture du suivant, celui que j’espère le suivant. La structure, la narration, l’histoire : je sais où je vais. Il reste beaucoup de travail. Méthode d’écriture différente. Des personnages, des histoires… Pas qu’il faille changer pour changer. Mais essayer, tenter. C’est un chantier. J’ai confiance, même si je sais le chemin difficile.

16 mars

Lire quelques pages de Michaux. Et respirer. La littérature, de diou, la littérature. Je n’ai qu’effleuré ça, encore. Juste effleuré. Et oser penser que, la prochaine fois, oui, la prochaine fois, je me rapprocherai un peu plus d’elle. Il faut quoi ? La mer hâlée ? La mer hâve ? La mer avec le soleil. Lire Rimbaud, aussi. Et Apollinaire. Il faut lire de la poésie puis écrire un roman. Alors, peut-être, le miracle d’une page en lévitation au dessus des autres. On peut espérer écrire une bonne page ?

17 mars

Impossible de regarder jusqu’au bout L’Affaire Nevenka, hier soir. Un film sur l’emprise et le harcèlement. Ce mot-là. La difficulté de la victime à se faire entendre. Si je n’ai pas pu rester devant, c’est à cause de cette solitude quand s’abat le harcèlement moral sur l’héroïne, ce qui se joue à ce moment là, quand on commence à réaliser, puis quand on commence à parler. Quand on commence à comprendre ce qui se trame. Pas pu aller au bout de ce film. Il faudra du temps pour régler tout ça.

18 mars

Nous nous reconnaissons à ce voile au fond des yeux, à ces jeux de surfaces, à ce que nous ne sommes pas dupes et que nous tremblons, à notre capacité à nous arrimer au plus profond alors que nous semblions virevolter l’instant d’avant. Nous nous reconnaissons à notre solitude, aux drames que nous acceptons de laisser se nouer. Nous nous reconnaissons à notre familiarité avec les précipices. C’est le seul endroit où nous rions sincèrement.

19 mars

Il faudrait comme avant savoir opposer à la tristesse l’indifférence. Ça fonctionnait. Que n’ai-je pu rester là-bas et résister aux mirages ?

20 mars

Je suis nostalgique d’une vie qui ne s’est pas présentée.

21 mars

Le camélia fleurit. Dans le petit jardin, ce sont les premières fleurs. Je sais qui les regarde et où sont les fantômes.

22 mars

Voir à l’opéra une partie du public sortir pendant le spectacle. Les artistes dérangent encore. Pourtant, rien de grave… Le Stabat mater de Pergolèse à la scie musicale et à la cornemuse, entrecoupé de scènes dansées ou jouées. Des hommes en robe ? Ce n’est pas grand chose. Alors quoi ? Le manque de respect pour la musique sacrée ? Spectacle iconoclaste qui commence par un combat de cardinaux… c’est burlesque, drôle, joyeux et triste. Une gazinière prend feu, on épluche des pommes de terre sur scène. C’est surtout très maîtrisé par des artistes complets. C’était bien.

23 mars

La qualité stylistique et créative des textes produits par l’IA est maintenant tout à fait suffisante pour qu’il devienne impossible de distinguer une production humaine d’une production artificielle, pour peu qu’on sache commander à l’IA le texte comme il convient. On en est là. On peut encore écrire des textes que l’IA n’écrirait pas. C’est là qu’il me semble que des choses se jouent. Mais dans un an, ou six mois ? Notre capacité à créer des liens entre des réalités, des fantasmes, des émotions sera-t-elle encore suffisante pour faire le poids ?

24 mars

Trouver le moyen de relancer la machine sur le manuscrit en cours. Mettre de la technique dans l’émotion pour que le texte tienne, sinon tout s’écroule, et moi d’abord. Quelle idée : puiser le plus poignant des trois dernières années, distiller, transformer, partager. Faire de la littérature avec des émotions : non pas raconter ce qui s’est passé, ça c’est l’émotion brute, mais raffiner jusqu’au super sans plomb. Puisqu’il y a un gisement, même pas épuisé, autant obtenir quelque chose qui fasse avancer. En évitant les pollutions, ou que ça me pête à la gueule.

25 mars

J’avance à une allure ridicule. Quelques mots, à peine une phrase. Une relecture du texte inachevé qui doit conduire à l’achèvement. Ca avance très modestement. Je sais pourtant où je vais, mais aussi que j’ai le temps, qu’il n’y a pas d’urgence, que j’y arriverai. Et puis des interrogations : est-ce qu’il ne faudrait pas quelques contrepoints, un peu de légèrete ici ou là, des bulles d’air pour ne pas prendre lectrices et lecteurs à la gorge ? Qu’on suffoque à la lecture, oui, mais à condition de pouvoir, de temps à autres reprendre sa respiration. Et sourire en apnée.

26 mars

Chance hier soir d’avoir pu avoir des places pour un concert à Notre-Dame de Paris. Je n’étais pas rentré dans la cathédrale depuis sa réouverture. Pas le temps d’une visite, mais c’est neuf (non, ne pas dire flambant neuf). On n’imagine pas ce qui s’est passé là. Au programme, Yo-Yo Ma, le violoncelliste mondialement reconnu, qui a joué une très sensible 6e suite de Bach, puis, avec la Maîtrise de Notre-Dame, une création mondiale de Lise Borel, Trois motets pour Notre-Dame. De la musique sacrée contemporaine, dont je ne sais pas grand-chose, mais qui a le mérite de s’accorder au lieu. Mille trois cents personnes, tout de même, et du religieux : on ne comptait pas les cierges allumés à la fin du concert, et j’ai failli buter sur la spectatrice qui entrait juste avant moi dans l’édifice : je regardais en l’air (oui, la voute de la nef attire immédiatement les yeux) au moment où elle a fait une génuflexion à laquelle je n’étais pas prêt. Failli seulement. Ouf.

27 mars

Je vais mieux. Je vais bien. Et, comme les précédentes fois où je me suis senti bien, je replonge dans la période traversée depuis 2022. C’est important pour moi. Ne pas mettre la poussière sous le tapis. Il y a la liste des humiliations subies dont l’addition conduit au soupçon de harcèlement, la bagarre pour ne pas lâcher la barre et renouer le dialogue, malgré tout, l’enquête que l’employeur ne mène pas à son terme, la fin de contrat en cours d’arrêt maladie. Et les messages reçus, comme quoi je mentirais, comme quoi je l’aurais bien cherché. Je m’en suis pris plein la gueule. Et je résume beaucoup. Je sais que je pourrai dire que je vais bien quand je pourrai relire tout cela sans émotion, avec la distance adéquate, quand ça ne remuera plus, au fond, la vase qui s’est forcément déposée. Je m’approche de ça. Je sais que je m’approche. C’est long, mais c’est une bonne nouvelle. Et, si ça m’empêche d’envisager de reprendre jamais une activité salariée « normale », au moins ça ne m’empêche pas de vivre, de profiter de ce que la vie m’apporte de bon, et j’ai de la chance, elle ne lésine pas de ce côté là. Je ne sais toujours pas pourquoi le déferlement a été aussi terrible après que j’ai dit ma dépression, je ne sais pas pourquoi on a refusé le dialogue après que j’ai évoqué la possibilité du harcèlement. Je ne saurai sans doute jamais. J’ai eu honte pour ces gens que j’estimais. Je reprends doucement confiance en moi. Alors, oui, c’est long. Chaque coup reçu a compliqué un peu les choses. Mais je vais mieux. Je vais bien. Je me relève doucement.

28 mars

Le livre est imprimé. Il est beau. Au toucher, à la vue. Les livres n’ont plus l’odeur de l’encre. J’ai signé hier une cinquantaine d’exemplaires, et récupéré mes exemplaires d’auteur. Encore cinq semaines à attendre avant la sortie en librairie. Presque rien. Mais une impatience. Le livre existe. Et bientôt les premières rencontres avec les lecteurs.

29 mars

Relecture de Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino. Un grand texte sur le plaisir de la lecture. Parce qu’il est écrit à la deuxième personne du singulier : tu, comme il s’adresse au lecteur. Comme Un homme qui dort de Georges Perec. Et d’autres, depuis, et Autoroute, en mai. J’ai fait ce choix, qui a d’autres implications. Pour revenir à Calvino, si le Tu est bien là, il faut aussi rappeler sa gestion du « je », étonnante de virtuosité, passant du narrateur au personnage de chacun des dix romans ébauchés dans le livre. La véritable prouesse est là. Et cette question qu’il se pose dans l’annexe disponible dans l’édition de La Pléiade : il aurait pu à un moment, passer ce « je » au féminin… mais il ne l’a pas fait. Car avec la question du pronom vient nécessairement la question du genre. J’aurai l’occasion d’y revenir à propos d’Autoroute, je pense.

30 mars

57 ans. Ça paraît irréel. Ça n’a pas l’importance que ça devrait peut-être. Ça ne représente pas grand chose. Ce qui compte, ce ne sont pas les années passées, mais celles qui restent, moins nombreuses. L’espérance de vie en bonne santé, disent-ils. Retenons déjà l’espérance. Que quelques petites choses utiles soient possibles.

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