De l’échec de la longue traîne appliqué à la politique éditoriale

La longue traîne ne marche pas. Ce constat est répété par Hubert Guillaud sur La Feuille, qui explique que le concept de Chris Anderson n’a pas trouvé sa place dans la réalité. La longue traîne ? Un espoir théorisé en 2004, qui voulait que, les produits qui sont l’objet d’une faible demande ou qui n’ont qu’un faible volume de vente, peuvent représenter une part de marché égale ou supérieure aux best-sellers.

Cette idée, je l’ai comme beaucoup d’autres défendue. En ce qui me concerne, c’était devant des stagiaires, puis, stratégiquement, aux commandes de quelques sites web. Elle devait s’appliquer aux articles d’un site de presse comme aux autres produits. Et j’imaginais que, publiant des centaines d’articles, la somme du nombre de pages vues générées par les articles les moins lus représenterait une part égale ou supérieure à celle des articles les plus lus.

Le chiffre d'affaires de la longue traîne devait être supérieur à celui des best-sellers...
Le chiffre d’affaires de la longue traîne devait être supérieur à celui des best-sellers…

Force est de constater que les conséquences de cette vision n’ont toujours été au rendez-vous. Entre 2004 et 2014, il s’est passé bien des choses.

De 2008 à 2011, je suis responsable du web dans un titre de la presse quotidienne régionale. Nous publions, en ligne, entre 250 et 300 articles par jour. La majorité ne sont pas lus. Pas lus du tout. Et seuls 1 à 10 ont un impact significatif sur l’audience quotidienne. Pourquoi ? Je crois d’abord que cela vient de nous : nous ne savons pas mettre en avant la richesse de ce que nous publions. Je ne pense pas alors que la longue traîne ne marche pas, mais que nous ne savons pas en tirer profit. Et je me trompe sans doute pour partie.

Les années suivantes, à la tête de Grand-Rouen.com, on publie 5 à 10 actualités par jour. C’est peu. Mais cela n’empêche pas d’atteindre une audience satisfaisante. Largement inférieure à celle du titre de la presse régionale, mais avec 50 fois moins de journalistes, on atteint 30 % de leur audience. Le ratio est intéressant. Là, la longue traîne aurait pu s’appliquer aussi : les articles s’accumulent. Mais ce sont toujours 1 ou 2 articles qui assurent plus de la moitié de l’audience quotidienne.

Quelques temps après, je regarde de près l’audience d’un troisième site, à dimension départementale qui, lui, dépassera l’audience du quotidien régional. Une vingtaine ou une trentaine d’article par jour, dix fois moins que le concurrent, pour une audience qui devient vite supérieure. Mais, là aussi, peu d’effet de longue traîne : ce sont un ou deux articles par jour, parfois trois ou quatre, qui assurent l’audience quotidienne.

Alors, pas de longue traîne dans la presse ? La conclusion, à partir de trois exemples vécus semble s’imposer. La question suivante, c’est : pourquoi ? Il me semble que les explications techniques et économiques développées par Hubert Guillaud dans son article sont éclairantes : on met en avant les articles les plus lus, ou ceux qui ressemblent à ceux qui ont été jusque là les plus lus (d’où le règne du fait-divers dans la presse locale) et, du coup, on ne fait que reproduire les recettes qui ont déjà marché. C’est un effet « super star » dans lequel le journaliste propose toujours au lecteur ce qui ressemble le plus à ce qu’il a déjà apprécié. Les algorithmes de Google n’arrangent rien en mettant invariablement en avant ce qui « marche » le mieux.

J’y vois aussi un effet « communautaire ». Car la rédaction n’est plus la seule responsable. Plus le temps passe, plus le lecteur prend le pouvoir dans la hiérarchisation de l’information : ses partages sur les réseaux sociaux sont souvent la clef principale du succès d’un article. Il partagera certes d’abord ce qu’on lui montre en premier mais ce n’est pas toujours le cas, et il pourrait aller chercher autre chose et inverser quand il le veut les priorités.

Il ne le fait pas. Et, quelque part, c’est peut-être le signe de ce qu’est une communauté : un ensemble de personnes qui voudra parler de la même chose au même moment. Une communauté de lecteurs, cela fonctionne à l’inverse de la longue traîne : c’est ce noyau dur qui va décider collectivement de s’intéresser à la même chose au même moment. Charge au community manager de faire rentrer dans la danse des sujets, mais il n’imposera pas sa loi. La seule marge d’action serait peut-être de ne plus mettre certains types d’articles à disposition de la communauté. Mais au risque qu’elle se disloque, et que l’audience s’effrite. Si ce que partage mes lecteurs est dans la rubrique faits-divers et que je supprime cette rubrique, ou l’atrophie, je risque que mes lecteurs aillent voir ailleurs plus sûrement qu’ils se jettent sur la rubrique culture…

L’enjeu pour une rédaction serait bien au contraire de proposer à un instant T à sa communauté l’article que ses membres ont justement envie de partager. Cela fait-il un projet journalistique ?

6 réflexions sur “De l’échec de la longue traîne appliqué à la politique éditoriale”

  1. Constat complètement partagé pour ma part. Chaque week-end, je constate les effets d’une mise en avant ou non sur la Une du Monde (et dans les différents flux du quotidien). Depuis 1 an ou 2, le fossé semble se creuser entre des articles superstars (10 000 partages sur Facebook) et le reste (qui peine à arriver à 400). Même effet sur InternetActu.net… L’homogénéisation des vues (leur distribution plus égale) disparaît, au profit d’effets superstars et d’une longue traine de plus en plus délaissée. La faut en incombe beaucoup à nos outils. Twitter ou Facebook donnent de la visibilité à ce qui est le plus (commenté, retweeté, liké, partagé). Les algorithmes et les principes de socialité inscrits dans ces outils multiplient automatiquement l’audience dès qu’il y a un début d’effet et annule le reste. Facebook donne à voir un de vos posts si quelqu’un le commente ou le partage et valorise ce partage en boucle, qui fait boule de neige, au détriment de tous vos autres posts. Même chose dans nos outils plus classiques… et ce d’autant que bien souvent, nous n’avons qu’un seul outil de mise en avant. Sur LeMonde, il y a le flux des nouveaux articles (par thématique et en général) et le flux des plus partagés… Rien d’autre. Aucune autre forme d’éditorialisation n’est disponible.

    Là où je ne te rejoins pas, c’est que je crois justement qu’on donne trop d’importance à la communauté, au social, et à elle seule au détriment d’autres formes de mises en avant. Pourquoi ne trouve-t-on nul part d’autres listes, d’autres modes d’accès aux articles ? Les articles les plus drôles, les articles les plus intelligents, les articles qui font le plus réfléchir, les articles les plus polémiques… sur les 3 derniers jours ou sur le dernier mois (ce qui donnerait des listes très différentes) ?… Et ne parlons pas de l’absence de réflexion ou d’outils pour augmenter l’audience des articles, qui s’affichent en Une selon la place disponible et le bon vouloir de CM, sans aucune indication de mesure, qui permettrait de dire que tel article est sous-exposé et doit être poussé ou tel autre, surexposé par rapport à son audience…

    Nous sommes encore un peu au XIXe siècle, et le problème, c’est que la concentration, elle, pendant ce temps, fait son chemin…

    1. Sébastien Bailly

      On donne de l’importance à la communauté parce que c’est efficace : l’effet « buzz » est le nouvel eldorado du contenu. Pour le reste, il faut essayer tout ce que tu dis. Il faut donner sa chance à ce qui n’apparaît nulle part. Je crois assez à une rubrique que tu ne cites pas. J’imagine en « une » d’un site de presse une rubrique : « soyez le premier de vos amis à lire » qui proposerait un article qu’aucun de vos amis n’a encore partagé sur Facebook… (je devrais peut-être la déposer cette idée).

    2. NB : On peut préciser à ceux qui ne sont pas familiers du site lemonde.fr que sur la page Facebook du quotidien, il n’y a pas tous les articles : un community manager en sélectionne certains. Ce qui a un impact très fort sur les partages Facebook. En d’autres termes, la liste des articles les plus recommandés que l’on voit en Une est éditorialisée : il y a un mélange d’articles qui ont eu un coup de pouce à d’autres qui n’en ont pas eu.

  2. Pour le dire autrement, quand on utilisait Google Reader pour lire l’info, on voyait tout d’une manière plus distribuée. Maintenant que nous utilisons Facebook, Twitter ou GPlus, on ne voit que ce que les algorithmes nous montrent et ce qu’ils nous montrent, ils nous le montrent 1000 fois plus (mais il y a 1000 choses qu’ils ne nous montrent plus).

  3. Intéressant, mais le fait que 1 ou 2 articles assurent la moitié de l’audience quotidienne ne signifie pas forcément que la longue traine ne marche pas mais que sa courbe n’est pas vraiment celle imaginée et que l’on peut peut être à l’échelle d’un site média se poser la question de la faire revenir à une forme plus proche de la théorie. J’avoue pour ma part constater une certaine variabilité mais grosso modo les articles phares représentent quotidiennement entre 27% et 45%. Il y a bien des jours où un article explose tout mais j’ai toujours un fond important de centaines de contenus qui génèrent quelques lectures chaque jour. Et comme beaucoup je cherche à faire croitre plus rapidement cette part de longue traine qui assure une récurrence.

    Effectivement on a tendance à mettre en avant les sujets stars et les articles les plus lus et donc amplifier la visibilité des bestsellers. Les réseaux sociaux l’amplifient aussi beaucoup. Mais sur un titre de presse n’est-ce pas d’un problème d’accès et mise en avant des archives (sur le site ou dans Google) qui peut expliquer le creusement de la courbe ? J’aime en ce sens beaucoup les idées d’Hubert et on pourrait sans aucun doute creuser : proposer de retrouve la une du site web du jour XX/XX/XXXX ou une liste « cela s’est passé le même jour il y a un an, deux ans… »,… Quel est aussi l’impact d’un paywall sur les articles en archives et sur la longue traine ?

    Cela fait un bout de temps que je me pose des questions sur ces sujets et j’en suis arrivé la conclusion qu’il nous faut aussi modifier notre manière de publier les articles pour profiter de ce phénomène. Autrement dit, quelle est la durée de vie de l’information que nous publions et pouvons nous l’augmenter ? Il faut peut être distinguer flux et stock pour obtenir des pages références sur des sujets avec des mises à jours régulières, repenser le rôle de la Une du site, donner du temps de publication avant des événements….

  4. La longue traîne semble fonctionner sur un site communautaire et éditorial comme Senscritique. Les perles sortent toutes seules, de manière affinitaire. La raison vient des outils qui sont structurés pour la découverte et non pour l’enfermement des contenus. Il n’y a pas d’effet buzz ou super star. On découvre de nouvelles personnes en affinité avec nos goûts (ce que ne propose pas FB). On découvre de nouveaux livres, séries ou BD grâce à des entrées très variées du type : « les meilleurs romans de SF », « les meilleures séries des années 50 », etc. Je ne connais pas les chiffres, mais je pense qu’ils doivent arriver à faire émerger de la long tail, en faisant systématiquement appel à l’intelligence et à la curiosité.

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